CANNES 2024 · Thierry de Peretti : « Je fais assez peu confiance à l’imagination pure »

Pour son quatrième long métrage, le plus corse des réalisateurs français retourne sur son île pour adapter « À son image », un roman de Jérôme Ferrari. Par le biais du personnage d’Antonia, jeune photographe amoureuse d’un militant nationaliste mais en quête d’une destinée propre, Thierry de Peretti raconte une ambition artistique restreinte par un territoire trop politiquement chargé. On l’a rencontré sur une plage cannoise battue par les vents.


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Jusqu’ici, vous vous êtes toujours appuyé sur des événements réels pour écrire vos films. Avez-vous travaillé différemment pour adapter un roman ?

Ce n’est pas le même défi. Il fallait que des personnages de papier deviennent de chair et de sang, prennent plusieurs dimensions. Le roman de Jérôme Ferrari est puissant, complexe. Mais de temps en temps, et c’est l’avantage de la littérature, on peut se passer de beaucoup de choses concernant les personnages. Ne pas savoir quels sont les métiers exacts des parents par exemple. Y a-t-il une grand-mère ? À quoi ressemble la maison dans laquelle ils vivent ? Au cinéma, en tout cas celui que j’essaie de faire, il faut répondre à toutes ces questions extrêmement sensibles. C’était troublant pour moi car je n’avais pas de réel auquel m’accrocher et je fais assez peu confiance à l’imagination pure. D’un autre côté, le roman était suffisamment dense pour aller l’interroger, y revenir pour mieux le comprendre, inventer certaines scènes et en abandonner d’autres. C’est une matière de travail extraordinaire.

À son image a pour toile de fond l’histoire politique corse des années 1980 au début des années 2000, que vous montriez déjà dans votre deuxième long-métrage, Une vie violente. Ne craigniez-vous pas qu’adapter Jérôme Ferrari sonne comme une redite ?

C’est vrai qu’a priori, cela aurait pu agir comme un repoussoir. Je n’allais pas refaire la même chose. Mais le point de vue, grâce au personnage d’Antonia, est radicalement différent et c’est ce qui m’a plu. Une vie violente parlait de l’expérience politique totale d’un jeune homme. Alors que là, l’expérience est certes politique mais aussi intime, métaphysique, intérieure. À la lecture du roman, en 2018, j’ai donc tout de suite eu un désir d’adaptation. Désir que j’ai pu éprouver pendant les semaines qui ont suivi : je me suis rendu compte que j’avais envie de dialoguer avec ce texte pendant les prochaines années.

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Entre-temps, vous avez réalisé un autre long métrage, Enquête sur un scandale d’État. Comment envisager un projet sur six longues années ?

De toute façon, je suis toujours très lent. Et je ne l’ai jamais mis complètement entre parenthèses. Avec Julie Allione, la directrice de casting, on a réfléchi à la distribution très tôt. Ce qui peut questionner en revanche, c’est ce qui, pendant ces six ans, pourrait rendre le film obsolète, faire que le projet se fane. Cela a failli arriver. Pendant que nous travaillions avec les actrices et les acteurs, en 2022, Yvan Colonna [militant indépendantiste corse condamné pour l’assassinat du préfet Claude Érignac à Ajaccio en 1998, ndlr] a été assassiné en prison. La jeunesse corse est descendue dans la rue. Et je me suis posé la question d’abandonner À son image et son histoire située dans les années 1980, alors qu’il se passait un événement dramatique maintenant. Finalement, je ne l’ai pas fait parce que pour moi, À son image est avant tout une histoire contemporaine.

C’est la première fois que vous mettez en scène un personnage principal féminin. Comment l’avez-vous écrit ?

Je me suis surtout posé la question de l’actrice avec laquelle j’allais pouvoir dialoguer sur le personnage. C’est étrange d’être un réalisateur homme qui raconte une jeune femme. Il fallait absolument que ce ne soit pas uniquement mon regard, sinon cela n’aurait pas eu de sens. De manière générale, je ne cherche pas, ni dans l’écriture ni dans la mise en scène, à m’identifier à mes personnages. Je peux bien sûr respecter, voire m’approprier leurs questionnements intérieurs. Pour Antonia, je peux même m’identifier à sa pratique artistique. Mais tout un pan de sa vie m’est étranger. L’enjeu était donc de mettre en place un dispositif qui permette à l’actrice, Clara-Maria Laredo, de regarder le personnage et d’être suffisamment indépendante du scénario comme du roman. Il fallait qu’elle fasse un chemin vers le film.

Le travail n’est pas seulement sur le jeu, il est aussi sur l’écriture. Par exemple, dans le roman, certaines scènes ne sont qu’évoquées. Fallait-il les faire figurer dans le film ou les laisser de côté ? C’est le genre de questions qu’on a pu se poser avec Clara-Maria. C’était très important pour moi d’avoir une actrice capable de penser ce rôle-là, d’être parfois en désaccord avec moi.

On sent plus que jamais dans votre film le poids de l’insularité qui pèse sur le personnage principal. Les ambitions d’Antonia semblent trop grandes pour une petite île…

La vocation est un élément essentiel du film. La vocation abandonnée, blessée, c’est quelque chose que je trouve beau et déchirant. C’est assez cathartique d’avoir un personnage qui apporte des larmes. J’aime aussi beaucoup l’intransigeance et la radicalité d’Antonia. C’est une radicalité vraiment construite par elle-même. Cela m’avait frappé dans le roman : cette jeune femme veut être photographe mais n’a pas de formation et ne montre pas ses photos. Elle n’est pas dans un rapport professionnel aux choses. Comment fait-elle donc pour se construire poétiquement, artistiquement ? Cela passe par une insatisfaction, un étouffement. Et sa façon de se débattre, de se cogner comme une mouche qui serait prisonnière d’un verre, je trouve ça assez bouleversant et inédit pour un personnage de fiction.

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Votre mise en scène est toujours construite autour de plans souvent très longs, fixes ou non. C’est assez singulier à une époque où beaucoup de films vont très vite…

Le plan-séquence m’importe pour plusieurs raisons. Déjà, en tant que spectateur, j’aime avoir l’impression de me retrouver dans la même temporalité que les personnages que je suis en train d’observer. L’impression de pur présent me grise. Et puis cela permet de voir les personnages comme vous le souhaitez, sans que le découpage vous force à les regarder de telle ou telle façon. Ce sont les personnages qui guident, pas le metteur en scène. J’aime bien cette apparence brute, sans artifice.

Certains passages du film évoquent des événements réels. Comment les représenter de la façon la plus juste ?

Pour moi, il est hors de question de les reconstituer pour faire croire que cela s’est passé comme ça. Faut-il donc utiliser des images d’archives ? Simplement faire évoquer aux personnages ce qui se passe ? Remettre en scène une partie seulement ? Ma solution a été de ne pas trancher pour essayer plusieurs régimes de mise en scène.

Au moment de la préparation du film, vous évoquiez l’emploi de l’intelligence artificielle sur les archives…

Oui parce que j’ai été très impressionné par le travail de Peter Jackson sur la série Get Back [disponible sur Disney+, celle-ci raconte entièrement en images d’archives les dernières répétitions et compositions des Beatles en 1969, avant la séparation du groupe. Peter Jackson a utilisé l’intelligence artificielle pour restaurer le son, ndlr]. Donc j’ai voulu traiter les archives par des logiciels, pas simplement pour les rajeunir mais aussi pour ne pas avoir l’impression de réutiliser des photos déjà beaucoup trop vues. Finalement, je ne sais pas si ce bain de jouvence est si impressionnant que ça. Mes images de départ étaient sûrement trop dégradées, ou alors l’intelligence artificielle n’est pas encore si intelligente que ça.

Vous avez souvent dit que les films taïwanais étaient pour vous ceux qui parlaient le mieux de la Corse. Vous arrive-t-il désormais de vous dire que, peut-être, les films qui parlent le mieux de la Corse sont les vôtres ?

Je crois que le corpus est encore trop réduit pour juger. Je vous répondrai plus tard.

A son image de Thierry de Peretti, sortie le 4 septembre 2024

Photographie : Julien Lienard pour TROISCOULEURS

Le Festival de Cannes se tiendra cette année du 14 au 25 mai 2024.