Comment est né le projet de Caught by the Tides ?
Jia Zhang-ke : Ce projet a démarré en 2001 sous le nom de L’Homme à la caméra numérique, en référence au film de Dziga Vertov [L’Homme à la caméra, 1929, ndlr]. Cette période correspondait au moment où on a eu la possibilité de tourner beaucoup plus facilement avec des caméras numériques mini-DV. À l’aide d’une équipe restreinte et de Zhao Tao, on a commencé à tourner tous azimuts en profitant de la légèreté du dispositif. On a cependant rapidement délaissé le mini-DV pour tourner aussi en 16mm et en 35mm, avec toutefois la même habitude de partir un peu partout, ici et là, pour collecter un ensemble d’images, sans but particulier. À mesure que le temps passait, c’est comme si l’on surfait sur différentes vagues représentant la vie quotidienne en Chine sur plusieurs périodes. Et puis, en 2020, la pandémie a surgit et on s’est retrouvé, dans l’incapacité de faire autre chose, confronté à toutes ces images que l’on avait amassé pendant vingt ans. Le temps était venu d’en faire quelque chose et de les monter. Une infinité de possibilités s’est offert à nous, comme si on était face à plusieurs nuages, et qu’à n’importe quel moment l’un de ces nuages pouvait nous emporter dans une direction ou dans une autre. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de me fixer un cap et de suivre le personnage joué par Zhao Tao. Elle allait constituer le fil rouge du montage. C’était le nuage essentiel qu’il nous fallait pour retraverser toutes ces époques et faire part de l’évolution de la Chine comme du monde moderne.
Zhao Tao, qu’est-ce que cela implique pour vous de jouer dans un film sur une durée aussi longue. Comment avez-vous abordé le projet, dans lequel, finalement vous n’avez donc joué au présent que dans un tiers seulement ?
Zhao Tao : En préparant le film après la pandémie, j’ai eu une inquiétude. Puisque le récit couvre une période de deux décennies, je me suis demandé comment j’allais faire, au tournage aujourd’hui, pour être raccord avec ma façon de jouer au début des années 2000. Je me suis dit que j’en étais incapable. Parce que depuis que j’ai rencontré Jia et son équipe, et que j’ai commencé à jouer dans plusieurs films, je n’ai jamais cessé d’apprendre et de me poser des questions sur le métier d’actrice. J’ai toujours évolué. Mais en découvrant les archives, mes inquiétudes ont disparu. Parce qu’au moment du tournage de Platform en 2000, qui a été un moment-clé, Jia et son équipe m’ont mis sur une voie que je considère salutaire pour ma pratique : celle d’être, avant toute chose, au service du personnage. Il y a des principes, dans ma façon de travailler, qui sont restées à travers les époques, et celui-ci en fait partie : travailler sur la justesse des émotions, sur la complexité d’un caractère, sur l’affirmation de traits particuliers, etc. C’est ce qui m’a finalement permis d’être aujourd’hui toujours raccord. Chez les acteurs et actrices, on a parfois l’habitude de rajouter plein de petits détails à son jeu en pensant améliorer sa position dans un film, pour que l’on soit davantage mis en avant. C’est quelque chose que je ne me suis, par exemple, jamais autorisé à titre personnel, car je sais à quel point cela peut venir polluer la pureté du jeu et du film. En découvrant les images tournées dans les années 2000, j’ai constaté que je n’avais jamais non plus cédé à ce genre de travers. Il n’y avait pas d’inquiétude à avoir : je pouvais me reposer sur ce qui ne m’a jamais quitté en dépit du temps qui passe.
Qu’est-ce que cela vous fait de voir ces images qui ont plus d’une vingtaine d’années ? Quelle émotion cela vous procure ?
Jia Zhang-ke: Je n’ai absolument pas l’habitude de revoir, pour un oui ou pour un non, les anciennes images que j’ai réalisées. Mais pour ce projet en particulier, lorsque je me suis confronté aux plans que j’ai tourné dans les années 2000, quelque chose m’a vraiment sauté aux yeux et continue aujourd’hui de me fasciner, à savoir la manière dont le passage du temps impacte la texture même de l’image. Au début, on a tourné avec des appareils numériques quasi primitif. L’image avait des défauts, des particularités et des étrangetés assez frappantes, mais cela veut dire qu’on a donc utilisé ce matériel naissant pour filmer une Chine qui s’ouvrait, elle aussi, à de nombreuses transformations. La qualité de l’image épousait ce qui se jouait à l’intérieur des plans que l’on a tournés dans le pays. Cela m’a beaucoup ému de constater que la technique que l’on emploie, en tant que cinéaste, reflète en elle-même le temps qui passe.
Zhao Tao : Voir un film de moins de deux heures qui s’écoule sur vingt ans et montre l’évolution d’un personnage, en tant qu’actrice, me bouleverse forcément. Je me revois et je constate ma propre évolution physique. J’en reviens à ce que l’on dit tout le temps : le temps n’épargne personne. Mais je suis quelqu’un de positif et j’accepte tout à fait que le temps passe. Oui, je ne suis plus la jeune femme d’il y a vingt ans, mais j’aime profondément la personne que je suis aujourd’hui, sans nostalgie pour le passé. En tant qu’actrice, ce film est un cadeau extrêmement précieux : qu’une caméra ait gardé la trace de mon histoire et de mon évolution sur deux décennies est rare. Devant le film, j’accepte ainsi tout ce que ça représente, que ça me renvoie à des moments joyeux de ma vie, ou à des moments plus tristes ou difficiles. J’embrasse tout avec joie.
À voir sur mk2 Curiosity : « Les Éternels », le polar romantique majestueux de Jia Zhang-ke
Le Festival de Cannes se tiendra cette année du 14 au 25 mai 2023.
Photogramme © Ad Vitam Distribution