
Vous êtes à la fois historien du cinéma et journaliste. Comment ces deux casquettes se sont-elles mêlées sur ce projet ?
En prenant pour matériau les archives personnelles de Marin Karmitz, récemment ouvertes, je donne la priorité à l’historien. Il existe déjà des récits de vie, des livres d’entretiens de lui. Ma démarche est différente. Paradoxalement, j’ai cherché à plonger dans le monde de Marin Karmitz, sans lui. Ses archives racontent sa vie, mais restent des traces extérieures. L’archive donne une distance, c’est un bouclier. Les utiliser pour écrire une vie comme celle-là, c’est exaltant. Tout à coup, Marin Karmitz existe dans l’Histoire. Ces documents racontent l’itinéraire d’un homme qui devient un personnage inscrit dans les époques : la Roumanie d’avant-guerre, l’Algérie, les transformations de la distribution cinématographique dans les années 1970. En cela, il ressemble à Godard, qui embrassait chaque événement comme acteur.
Dans le livre, vous faites un parallèle entre l’entrée en cinéphilie de Marin Karmitz en 1955, et l’arrêt de son militantisme : il est mis à la marge du Parti Communiste Français à cause de ses positions anticolonialistes. Le cinéma était-il pour lui une façon de prolonger une lutte politique avortée ?
Les expériences sont concomitantes. Le jeune Marin Karmitz, arrivé en France à 10 ans après l’exil de la Roumanie, est un enfant introverti. Il est l’étranger, le Juif. La cinéphilie et la politique, étrangères à son horizon familial, sont deux moyens qu’il conquiert pour trouver une communauté. Sa cinéphilie est d’abord celle de la Cinémathèque, apprise au milieu des autres, ce dont témoignent ses fiches compulsives tenues sur Robert Bresson, Roberto Rossellini. En parallèle, il y a l’entrée en politique par le biais de la lutte contre la guerre d’Algérie. Au lycée Carnot, où existe une cellule communiste de lycéens, Marin Karmitz s’épanouit : il a une révélation sur la force de l’efficacité collective, et se révèle être un excellent militant. Bientôt, le Parti Communiste se retourne contre ses plus jeunes recrues, qui défendent l’indépendance de l’Algérie. Marin Karmitz vit mal cet arrêt du militantisme communiste. Pour cet adolescent perdu, la cinéphilie apparaît comme un horizon possible, un engagement. Il devient alors un militant du cinéma, plutôt qu’un militant politique.
Vous explorez d’ailleurs l’idée que les trois films de Marin Karmitz en tant que réalisateur, Sept jours ailleurs (1969), Camarades (1970) et Coup pour coup (1970) sont tous traversés par la quête déçue d’un idéal collectif.
Ils racontent d’abord un élan, utilisent une énergie puisée dans la Nouvelle Vague pour s’orienter ailleurs. Marin Karmitz a été l’assistant de d’Agnès Varda, de Godard. Il continuera d’appliquer leurs préceptes : des tournages légers, dans la rue, sans éclairage, des techniques du cinéma direct. Autant de dogmes qui entrent en contradiction avec le cinéma de studio appris à l’IDHEC [ancêtre de la FEMIS, ndlr]. Mais il cherche surtout le collectif. Pour Sept jours ailleurs, il s’inspire des méthodes d’improvisation du Living Theatre [troupe expérimentale dont le jeu repose sur des happening, ndlr] ou L’Amour fou de Jacques Rivette [pour lequel les comédiens ont coécrit le scénario pendant le tournage]. Les archives attestent d’une fascination de Marin Karmitz pour cette manière de fabriquer des films avec des acteurs, des danseurs. Dans un second temps, il politise cette pratique, en fait une méthode de fabrication.
Après Mai 68, il réalise les deux seuls films nés de l’expérience gauchiste prolétarienne en France : Camarades et Coup pour coup ont été pensés avec des ouvriers et ouvrières, qui participent au processus d’écriture. Grâce à la vidéo, Marin Karmitz s’introduit à l’intérieur de l’usine, à une époque où les caméras n’y sont pas bienvenues. Il va à la rencontre des mouvements de grève, filme les débats syndicalistes. Dans les archives, on note une absence de hiérarchie : tout le monde écrit le film, tout le monde reçoit le même salaire. Le film sera très important dans son mode de diffusion atypique, militant. Marin Karmitz et sa coscénariste Évelyne July présentent le film partout en France pendant un an, organisent des débats dans des maisons de la culture, des associations. On peut y voir la matrice de ce que seront les 14-Juillet [salles de cinéma ouvertes par Marin Karmitz à partir de 1974, aujourd’hui rebaptisées mk2, ndlr], grands lieux de contre-culture.
Coup pour coup de Marin Karmitz : « en guerre »
Comment la méthode « Karmitz producteur », qui consiste à relancer des cinéastes au moment où leur carrière est ralentie vous est-elle apparue, et que révèle-t-elle de la personnalité de Marin Karmitz ?
Elle vient d’un amour profond pour le cinéma, d’une admiration pour des réalisateurs à qui il donne une seconde chance. La méthode fonctionne très bien pour les auteurs de la Nouvelle Vague. Claude Chabrol, en proie à des errements intérieurs, connaît un Nouvel âge d’or grâce à ce producteur qui le stabilise, lui offre un cadre [Poulet au vinaigre et La Cérémonie seront d’immenses succès, ndlr]. Marin Karmitz est le cadet de la Nouvelle Vague : dès qu’il peut transformer cette place pour devenir le parrain de ces cinéastes, il le fait. La collaboration avec Abbas Kiarostami (Le Vent nous emportera), Krzysztof Kieślowski (Trois couleurs : Bleu, Blanc, Rouge) et Gus Van Sant () illustre plutôt l’aspect franc-tireur de Marin Karmitz. Dans les années 1980-1990, en tant que producteur et distributeur, il est à la fois au cœur du système et très implanté. Il veut continuer à soutenir des cinéastes qui, sans son appui, seraient marginalisés. Kiarostami, Kieślowski et Gus Van Sant sont reconnus, mais sans patrie. L’Iran, la Pologne et même Hollywood ne sont pas des endroits faciles pour faire du cinéma à ce moment-là. Marin Karmitz veut constituer une petite patrie, remettre au centre des metteurs en scène mis à la marge pour leur façon très personnelle de travailler.