Connu pour son indépendance, sa longévité, son goût les images sensorielles, le Portugais Manoel de Oliveira (Francisca, 1981 ; Belle toujours, 2006), disparu en 2015 à l’âge de 106 ans, a risqué au début des années 1990 l’adaptation d’un des plus grands romans français du XIXème siècle : Madame Bovary de Gustave Flaubert. Forcément, entre ses mains, ce classique s’en retrouve transfiguré, modernisé, et teinté d’une douce ironie.
Un peu sale gosse, le réalisateur, qui n’en est alors pas à ce stade de sa carrière à son coup d’essai en matière d’adaptations littéraires (citons Amour et perdition, sorti en 1978, ou Le Soulier de Satin, sorti 1985), assume très clairement ce décalage, tout en gardant l’essentiel : l’ennui abyssal de l’héroïne de Flaubert, Emma, grande romantique et lectrice de romances embourbée dans un mariage petit-bourgeois, dans un village de campagne dont elle sent qu’il réduit le périmètre de ses rêves.
EMMA OU EMA ?
On se souvient de la célèbre phrase attribuée à tort ou à raison à Flaubert, qui disait être Emma Bovary. Avec malice, Oliveira fait dire le contraire à sa Ema (incarnée avec génie par Leonor Silveira, dont le regard bleu perçant fascine), lorsque celle-ci, dans une mise en abyme et un rapport intertextuel délicieux, se fait surnommer la « Bovariette » par son amant Pedro.
Et si Ema, comme la Emma de Flaubert, est grande une lectrice, celle-ci s’émancipe de ses livres en ne devenant pas une héroïne esseulée et dépressive. « Ema savait rendre le désir lumineux et le faire courir comme un feu follet sur les cadavres de la virilité mythique et obstinée », nous dit la voix off, qui vient traduire tout au long de ces 3h23 le sur-plein érotique et l’audace toute personnelle d’Ema, loin de la mélancolie neurasthénique de son aînée. C’est aussi par le biais d’images symboliques puissantes qu’Oliveira va exprimer cette distance.
TOUT UN SYMBOLE
Au diapason des palpitations de plus en plus vives de son héroïne, le film instille des symboles et touches érotiques en crescendo. Ça commence doucement, quand Ema, qui découvre avec timidité les codes d’une société qu’elle vient d’intégrer en contractant froidement son mariage, trahit déjà, dans la discrétion d’un arrière-plan, son anticonformisme, en portant une robe jaune qui dénote avec les vêtements noirs de convives présents pour une fête mondaine. Plus tard, alors que se trouvent dans la même pièce son mari et son amant, c’est la présence d’un chat noir entre ses bras qui vient traduire son pouvoir de séduction.
Les symboles, Manoel de Oliveira les multiplie, comme pour amener une intensité à son récit, pousser l’imaginaire du spectateur. Comme quand, dans un gros plan, Ema explore avec son doigt la corolle d’une rose, fleur qui figure autant la passion, l’éphémère, que la vulve. Ce pouvoir d’incarnation et de suggestion du cinéma, le cinéaste le mobilise toujours au fil de ce film-fleuve (un format de 3h23 totalement justifié pour figurer toute l’étendue romanesque de cette héroïne à contre-courant). Si la fin d’Ema est aussi tragique que celle d’Emma, les détours empruntés par la première, tout en lents travellings voluptueux et gros plans sensibles, en font une héroïne toute singulière.
Val Abraham de Manoel de Oliveira (3h23, Capricci), ressortie le 10 juillet
Image : © Capricci