La nouvelle de Guy de Maupassant (1881) dont est tiré ce grand film, à la fois cruel et sensuel, avait tout pour plaire à Jean Renoir. Un cadre bucolique pour rendre hommage à son père impressionniste; un petit traité théorique, bourré d’ironie, sur les rapports de classe. On sait pourtant que le tournage, chaotique, empêcha Renoir de l’achever : pluie diluvienne, irréconciliable dispute avec Sylvia Bataille. Aujourd’hui, grâce au producteur du film, Pierre Braunberger, et à Marguerite Houllé Renoir – monteuse et compagne du cinéaste, le film est à revoir dans une version qui révèle tout son éclat, sa modernité.
L’histoire nous raconte la virée champêtre de la famille Dufour, originaire de Paris et issue de la petite bourgeoisie. Devenant l’attraction du coin, les femmes du petit clan deviennent les proies d’un duo de canotiers, bien décidé à conquérir la matriarche (Jane Marken) et la jeune fille de la famille (Sylvia Bataille).
De ce cadre festif et en apparence innocent, Renoir tire un chassé-croisé satirique, épinglant les travers des campagnards comme la vulgarité crasse des urbains. « Les parisiens, ça déjeune tout le temps sur l’herbe. Si ça continue, on sera bientôt forcé d’aller jusqu’à Corbeil [Essonnes] pour être tranquille », s’agace Rodolphe (Jacques Brunius), l’un des jeunes canotiers. La famille Dufour, qui s’émerveille devant chaque centimètre de verdure, est moquée par les deux jeunes hommes et l’aubergiste ( lui-même).
Il y a une mise en abyme de l’observation et par conséquent du regard. Par exemple, quand la jeune Henriette (Sylvia Bataille) observe le paysage, elle devient elle-même l’objet (et non sujet) d’observation et de convoitise de Rodolphe et Henri (Georges Darnoux). Observée depuis l’encadrement de la fenêtre de l’auberge par les deux jeunes hommes, Henriette se trouve comme dans le viseur de ces derniers.
En plus de ses cadrages, le lexique des dialogues participe également à renforcer cet imaginaire de la chasse. « Pour cette partie de pêche, si nous choisissons nos engins. Avec un mort ou avec un leurre artificiel ? / Pour les femmes, avec un leurre parbleu » diront Rodolphe et Henri.
Si les talents comiques et satiriques de Renoir sont à l’œuvre dans la première partie, celui-ci opère dans le dernier quart d’heure un glissement. Au profit de la plaine ensoleillée, succède un petit coin ombragé et forestier. De là, débute une agression… Si le réalisateur semble céder à l’une des idées développées par Iris Brey dans son ouvrage Le Regard féminin – Une révolution à l’écran (2020), selon laquelle les personnages féminins sont souvent filmés comme cédant à leur agresseur afin de rendre plus supportable auprès des spectateurs les scènes d’agression, il souligne toutefois la sidération de la jeune femme dans un insert sur son oeil qui, au fur et à mesure que le fondu enchaîné le fait disparaître, traduit la gravité du moment.
Dans le chef d’œuvre La Règle du jeu (1939), le cinéaste critiquait une bourgeoisie qui poussait, dans son dernier souffle, les limites de l’indécence. Il interroge dans Partie de campagne, avec une acuité et un sens du cadrage débordant, les rapports de domination dictés par le genre.
Partie de campagne de Jean Renoir (40 minutes, L’Agence du court métrage), sortie le 10 juillet
Image : © Les Films du Jeudi / L’Agence du court métrage