Légumes verts, radis, betterave, pleurotes : juste en face de la gare de Ouches, petite commune de la Loire en région Auvergne-Rhône-Alpes, le marché s’anime. Frederick Wiseman a discrètement posé sa caméra pour capturer, en plans fixes et rapprochés, cette vie végétale qui explose à l’écran, mais aussi les petites mains qui l’ont cueillie. Son documentaire Menus-plaisirs. Les Troisgros s’ouvre sur l’humilité d’une halle alimentaire, et l’anonymat de ceux qui la font vivre. Tout l’inverse de ce que laissait présager son titre, dédié à une lucrative et célèbre affaire familiale : celle des Troisgros, cuisiniers étoilés de père en fils depuis quatre générations, et inventeurs, en 1962, de la fameuse escalope de saumon à l’oseille.
« Menus plaisirs – Les Troisgros » de Frederick Wiseman : luxe, caméra et volupté
Tout l’inverse aussi du préambule de La Passion de Dodin Bouffant de Trần Anh Hùng, Prix de la mise en scène à Cannes cette année. Librement inspirée de la vie de Brillat-Savarin, auteur culinaire décédé en 1826, cette fiction s’ouvre sur une séquence quasi mutique, morceau de bravoure spectaculaire qui déploie les mouvements de caméra pour enregistrer, quasi en temps réel, la longue préparation d’un repas de terroir – carré de veau, vols au vent, sauce bourguignonne – par Dodin Bouffant (Benoît Magimel), notable gastronome, et sa cuisinière et maîtresse Eugénie (Juliette Binoche).
« La Passion de Dodin Bouffant » de Trần Anh Hùng : pot-au-feu tout flamme
La Passion de Dodin Bouffant (c) Gaumont
NATURES MORTES
Chez Frederick Wiseman, il s’agit de remonter la chaîne alimentaire, dans ce qu’elle a de plus prosaïque, de saisir la matière du produit brut, terreux. Chez Trần Anh Hùng, les denrées n’ont pas d’origine – on ne verra que très peu les personnages labourer leur verger – et semblent plutôt auréolées d’une puissance d’apparition divine. En témoigne la lumière surexposée, quasi mystique, à la Vermeer, dans laquelle baignent les vivres. Sous les mains agiles de Benoît Magimel et Juliette Binoche, les plats se présentent, malgré la mobilité de la caméra, comme des natures mortes à dévorer – mais seulement du regard. Le documentaire de Wiseman s’intéresse à l’alimentation, là où le film de Trần Anh Hùng se penche sur la gastronomie. Deux notions que la journaliste Nora Bouazzouni, autrice des essais Faiminisme, quand le sexisme passe à table (Nouriturfu, 2017) et Mangez les riches, la lutte des classes passe par l’assiette (Nouriturfu, 2023) distingue bien : « La gastronomie, comme l’indique sa racine grecque gasper, signifie estomac, et nomos, la loi. La gastronomie, ce n’est donc pas l’alimentation. L’invention de la gastronomie est une esthétisation, une mise en scène du repas, notamment à travers les plats bourgeois. C’est une manière de codifier, de raisonner, un ensemble de règles, qui définit un art de vivre à la française. Pas seulement un art de se nourrir, mais un art de la table. La gastronomie a été inventée en France après la Révolution, par des arbitres du bon goût autoproclamés. Ces pères fondateurs sont Jean Anthelme Brillat-Savarin, Alexandre Balthazar Laurent Grimod de La Reynière. Ils ont imposé des façons de se tenir, de bien manger. »
Frederick Wiseman : « Je ne demande qu’une chose : pouvoir tout filmer, absolument tout »
Pour Nora Bouazzouni, le cinéma français s’intéresse davantage à la gastronomie qu’à l’alimentation, enclin à représenter une poignée de chefs starifiés et de critiques culinaires pour servir une image fantasmée du pays : « En France, si on parlait d’alimentation, il y aurait un côté politique. Cela signifierait parler des agriculteurs qui nous nourrissent par exemple, ailleurs que dans L’Amour est dans le pré. Or, la gastronomie a un côté apolitique. C’est une vitrine touristique, au sens d’un soft power. »
Menus Plaisirs. Les Troisgros (c) Météore Films
CUISINE ET DÉPENDANCES
Cette dimension élitiste est assumée dans le documentaire de Wiseman, qui fait le choix de s’intéresser à une dynastie de cuisiniers, avec un paterfamilias régnant sur deux fils eux-mêmes devenus cuisiniers, dans un cadre presque pastoral. Idem pour La Passion de Dodin Bouffant, qui dans son cadre de domesticité (par ailleurs très genré, puisqu’Eugénie ne dîne jamais à table avec les convives masculins de Dodin) ne cesse de rappeler que la gastronomie est une affaire d’hommes, et d’érudits conquérants (« Napoléon de la gastronomie, le prince, le roi, et tant d’autres qualificatifs… mais pas poète ! », dira Eugénie à son bien-aimé). Trần Anh Hùng ne cherche pas à porter un regard contemporain sur les mœurs du XIXe siècle, ses rapports inégaux entre hommes et femmes, ou encore sa hiérarchie sociale stricte entre maîtres et domestiques. Ici, les rapports de classe et de genre sont comme gommés par une quête de perfection culinaire qui aplanirait tout.
Petit inventaire gourmand de la cuisine au cinéma
Et le personnage d’Eugénie, s’il est loué pour ses talents, reste décoratif, car cantonné à la sphère privée : « Les femmes et la cuisine, c’est un angle mort. Les films qui valorisent cette tache domestique, lorsqu’elle est exécutée par les femmes dans un cadre privé, à la maison, ce sont des films qui ne parlent pas de gastronomie. La cuisine n’est valorisée que lorsqu’elle est publique, reconnue et monétisée », explique Nora Bouazzouni. Malgré cet effet « culte de la personnalité » commun aux deux films, portés par des cuisiniers brillants dont on excuse facilement la rudesse en raison de leur génie, leur dispositif divergent. Dans leur façon de présenter les lieux – un espace collectif et public d’un côté, de l’autre l’alcôve d’une demeure bourgeoise -, les deux films annoncent leur projet politique.
Menus Plaisirs. Les Troisgros (c) Météore Films
Le documentaire de Wiseman obéit à un mouvement arborescent. Il s’intéresse d’abord au transport des matières premières, sa transformation par les cuisiniers, puis la dégustation en salles. L’assiette n’est que la partie émergée d’une structure humaine qui fonctionne comme une usine, et Wiseman porte une attention particulière à ces maillons invisibles. C’est pourquoi le ballet très hiérarchique du restaurant étoilé du Bois sans feuilles est régulièrement percé pas des incises, des intermèdes, qui décentralisent la narration pour nous emmener auprès des fournisseurs de la maison Troisgros. Agriculteurs attentifs à la qualité de sols, fromagers et leur technique d’affinage quasi magique : la cuisine est présentée comme un laboratoire à ciel ouvert. Au contraire, dans La Passion de Dodin Bouffant, le spectateur ne quitte presque pas la cuisine, lieu de repli, microcosme épargné par l’extérieur.
LE GOÛT DES AUTRES
Grand observateur des engrenages institutionnels, Wiseman transpose dans Menus Plaisirs sa méthode dialectique – produire du sens sans commentaire, par le montage pur – à une entreprise privée. Sa mise en scène est proche de la dissection, et prend à rebours les codes frénétiques de la cuisine téléréalité. Trần Anh Hùng fait plutôt le choix d’une abondance visuelle, qui confine au vertige des sens, et le rapproche davantage d’une esthétique porn food proche de Top Chef. Cette profusion de mets est aussi une profusion de paroles. La Passion de Dodin Bouffant est un film sur l’érudition gastronomique, sur la théorisation des plats plus que sur leur incarnation : les invités de Dodin devisent sur le patrimoine culinaire français, et on forge le palet d’une petite apprentie en lui demandant de décrire une crêpe norvégienne. Chez Wiseman, on disserte aussi sur le menu du jour – un débat d’une intensité calme où Michel et son fils César s’opposent sur l’ajout d’une crème d’amande dans un plat aux asperges – mais c’est pour subtilement mettre à jour les discordances générationnelles, les identités culinaires qui se cognent, une discrète défiance envers l’héritage traditionnel du père.
La Passion de Dodin Bouffant (c) Gaumont
OLDIES · « Welfare » de Frederick Wiseman
Menus Plaisirs procède par l’implicite, l’observation silencieuse. Mais il en émerge toujours un commentaire. L’ironie pointe lorsque Wiseman choisit de garder au montage une séquence où les chefs de rang évoquent sans jamais frontalement les nommer les problèmes de harcèlement sexiste en cuisine. Ou lorsque l’intervention discrète de la femme de Michel Troisgros, reléguée à la décoration du restaurant, nous rappelle soudain l’absence criante de cheffes en cuisine.
Quant aux privilèges de classe, ils restent un point aveugle du récit. Wiseman se garde bien de les épingler – le prix d’un menu dégustation au Bois sans feuilles, soit plus de 500 euros, sera jalousement tenu secret. Mais le réalisateur désigne tacitement ce monopole du bon goût et de la richesse. La condescendance un brin vulgaire de cette clientèle blanche et fortunée finit par éclater aux yeux, grâce à l’endurance de la caméra du réalisateur qui écorche les apparences. Sous ses atours délicieux, le docu de Wiseman est aussi salé que l’addition réglée par les clients du Bois sans feuilles.
Menus-Plaisirs. Les Troisgros de Frederick Wiseman, Météore Films (3 h 58), sortie le 20 décembre
Mangez les riches. La lutte des classes passe par l’assiette de Nora Bouazzouni, 160 p., Nouriturfu