Le renouveau du cinéma indé américain

[ENQUÊTE] Une Palme d’or, mais aussi un exploit. Avec « Anora », Sean Baker redonne des couleurs au cinéma indépendant américain, en souffrance depuis la crise économique de 2008, puis l’épidémie de Covid. Bonne nouvelle : il n’est pas tout seul. On est partis en quête de cette new wave venue d’outre-Atlantique qui pourrait bien tout bousculer.


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Cette Palme d’or est tout ce dont j’ai pu rêver comme réalisateur ces trente dernières années. » Le 25 mai dernier, le cinéaste quinqua Sean Baker – avec son allure de grand enfant qui se serait apprêté pour le soir de Noël – recevait, l’air de ne pas y croire, le cadeau suprême pour son conte de fées désenchanté Anora. Après Fahrenheit 9/11 de Michael Moore (2004), il a donc fallu attendre vingt ans pour que le cinéma indépendant américain (soit tous les films produits en dehors des majors) retrouve les firmaments cannois.

Ce revival avait connu un autre temps fort, en 2022, avec la sortie mondiale d’Everything Everywhere All at Once, ovni SF réalisé par deux inconnus, Daniel Scheinert et Daniel Kwan, qui avait fait l’effet d’une bombe (et raflé sept Oscars) : avec un petit budget pour un film de SF (25 millions de dollars), le film a cumulé plus de 140 millions de dollars au box-office mondial. Globalement, les chiffres attestent de la remontada du cinéma indépendant américain : les dix premiers films indépendants du box-office de 2023 ont rapporté un total de 1,6 milliard de dollars, soit une augmentation de près de 30 % par rapport à 2022 (à titre de comparaison, avant le Covid, on comptabilisait 1,09 milliard de dollars de recettes en 2019, contre 755 millions en 2018, d’après une étude publiée par Indy Film Library début 2024.

Sean Baker : « Aux Etats-Unis, tout est un conte de fées et un cauchemar en même temps »

Il faut rembobiner un peu pour saisir ce qui est en train de se jouer pour ce cinéma, continuellement fragilisé par les crises économique ou financière (celle de 2008 a suscité des coupes cruelles dans les budgets), sanitaire (le Covid a mis à l’arrêt toutes les productions), sociale (la récente et salutaire grève des scénaristes a immobilisé Hollywood plusieurs mois en 2023 pour obtenir des garanties concernant les salaires ou l’intelligence artificielle), et les révolutions techniques, numériques, technologiques (l’arrivée des grosses plateformes). Le cinéma indépendant revient de loin et prouve sa capacité à résister, à s’adapter, à se renouveler.

MAKE IT BIG

Derrière la réussite flamboyante d’Everything Everywhere All at Once, nulle autre que l’influente et incontournable société de distribution et de production A24, dont l’évolution en flèche dit tout des nouveaux modes de production d’un cinéma indépendant bouillonnant mais presque insaisissable tant il s’étend désormais du projet indie low-budget au film bankable, avec esthétique léchée et casting en or.

Fondée en 2012 par trois amis (Daniel Katz, David Fenkel et John Hodges), A24 s’est fait remarquer ces dernières années par ses campagnes très digital native (la création d’un faux chatbot sur Tinder pour faire connaître Ex machina d’Alex Garland ; l’envoi de poupées flippantes à des influenceurs et des critiques pour la sortie d’Hérédité d’Ari Aster ; la création de différents comptes X à l’effigie des personnages de The Witch de Robert Eggers).

Parmi ceux qui, comme A24, se taillent la part du lion, on retrouve Neon, société de production et de distribution. Créée en 2017, celle-ci communique tout aussi efficacement. Pour la promotion de Longlegs [d’Oz Perkins, ndlr], thriller horrifique, sorti en France cet été, sur une enquêtrice qui traque un tueur en série avec lequel elle se découvre des liens, Neon avait carrément créé un site convoquant l’imaginaire conspirationniste et introduit des messages cryptés dans les journaux.

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© Courtesy of Neon

«Make it big » : cette expression bien américaine pourrait résumer la stratégie globale des producteurs et distributeurs indépendants américains les plus en vogue dernièrement, qui tentent de s’assurer une visibilité dans une période de déstabilisation.

Ces dernières années, la prévente en festivals et l’acquisition de films indépendants pour prévoir leur sortie en salles seraient de plus en plus difficiles, ce qui profiterait à quelques plateformes, dont certaines (Netflix, Hulu, Amazon Prime…) collaborent régulièrement avec des producteurs et distributeurs indépendants. Invité en juin 2024 lors d’une table ronde au Mediterrane Film Festival, Jeff Deutchman, président des acquisitions et de la production chez Neon, affirmait qu’il fallait, à l’image de ce que font les grands studios depuis toujours, créer l’événement autour des films indépendants pour les rendre attractifs, comme le rapportait Variety en juin dernier : «Moins de films fonctionnent dans les salles de cinéma. Les consommateurs sont plus exigeants, et les films indépendants doivent être un événement.» «L’industrie du cinéma américain a pris un énorme coup avec le développement des technologies, qui a transformé la façon dont nous regardons les films en un modèle brutalement non rentable », nous confie le collectif Omnes Films, depuis Los Angeles.

Dans la foulée de la sortie du génial Ham on Rye de Tyler Taormina (2021), ce collectif de cinéastes s’est constitué pour que chacun produise ses propres films, sortant ainsi d’un business model qui ne lui convient pas.

Tyler Taormina : « Je voulais que le film ressemble à une étreinte chaleureuse dans une nuit froide »zxj2w4f3nbkbxuj2 c omnesfilms3

© Omnes Film

MAKE IT BIG

À la dernière Quinzaine des cinéastes, redevenue une vitrine pour le cinéma indépendant depuis l’arrivée de Julien Rejl à sa tête en 2023, Omnes Films a fait sensation. Y était présenté Eephus. Le dernier tour de piste (en salles le 27 novembre), le très beau premier long de Carson Lund, qui prend pour prétexte une partie de baseball a priori banale pour y faire jaillir une mélancolie sociale.

Autre film de l’écurie à avoir séduit : Noël à Miller’s Point de Taormina (en salles le 11 décembre), un portrait de famille chaotique et galvanisant, dans le décor d’une petite ville américaine enguirlandée.

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© Omnes Film

«Après avoir passé quelques années à explorer Hollywood, il est devenu évident que personne ne sautait sur l’occasion de nous aider », nous raconte le collectif. « L’aversion pour le risque n’a jamais été aussi forte dans notre secteur, et nous ne sommes plus à l’époque où un film de 20 000 dollars comme Slacker [de Richard Linklater, sortie en 1991 aux États-Unis] rapportait plus d’un million de dollars. Nous ne sommes plus non plus à l’époque où des films sans budget comme ceux de Joe Swanberg [réalisateur de Hannah Takes the Stairs (2007) ou Drinking Buddies (2013), il est l’une des figures de proue du mouvement mumblecore, ces films fauchés qui racontent la vie de vingtenaires ou trentenaires américains, ndlr] sont rentabilisés par la vidéo à la demande. Nous sommes sur le marché le plus difficile que notre industrie ait jamais connu. Le seul moyen de faire des films est de se soutenir et de croire en nous. »

Présenté lui aussi à la Quinzaine des cinéastes 2024, The Gazer, premier long métrage de Ryan J. Sloan, est un fascinant thriller paranoïaque tourné en pellicule, qui suit une femme atteinte d’un trouble qui modifie sa perception du temps. Sur la scène de l’Étrange Festival, où le film a aussi été montré en septembre, le réalisateur est apparu avec un chapeau flanqué d’une plume, accompagné d’Ariella Mastroianni, l’impressionnante actrice principale et coscénariste du film – cheveux courts noirs et gominés. Le couple vintage, passionné de cinéma mais sans argent (lui est électricien, elle comédienne), a bien tenté de vendre le projet du film, sans succès. «At some point, we said : “Fuck it !” » Ils ont puisé dans leurs économies pour écrire et tourner avec des proches et amis – dans un New Jersey crasseux et en plein Covid – ce film hallucinatoire hyper abouti, qui devrait arriver en France en avril 2025. Un parcours qui fait écho à celui de Sean Baker.

En 2015, après des années de galère et d’addiction à l’héroïne, le cinéaste, attiré par les marges (Starlet, 2012 ; The Florida Project, 2017 ; Red Rocket, 2022), sortait de la confidentialité avec Tangerine, film entièrement tourné à l’iPhone (et avec un budget dérisoire : 100 000 dollars), imposant son style à la fois pop et rude.

© Telstar Films

Nathan Silver, lui, a réalisé neuf films en dix ans, allant chercher les fonds grâce à du crowdfunding, soit du financement participatif, et des financeurs privés (tout comme l’équipe d’Omnes Films à ses débuts). Il est derrière le petit bijou Carla et moi, qui sort le 23 octobre. Produit par Ley Line Entertainment (Everything Everywhere All at Once), son doux film, tout en décalages étrangement contrôlés, imagine des retrouvailles entre un chantre (Jason Schwartzman), chargé d’initier ses élèves juifs à la religion, et son ancienne prof de musique incarnée par la parfaite Carol Kane, grande actrice du cinéma indépendant des années 1970, vue chez Mike Nichols, Hal Ashby…

À voir tous ces films libres, authentiques et débordants, à suivre ces cinéastes (ceux cités mais aussi Sean Price Williams – par ailleurs chef-op des frères Safdie et de Nathan Silver –, Joanna Arnow, Ti West, Weston Razooli, Alexandra Simpson – qui fait partie de la bande d’Omnes Films…) qui se débrouillent, bricolent et misent sur le collectif, c’est un peu comme si l’esprit de ce cinéma-là renaissait – on pense surtout aux films intenses que nous ont légués John Cassavetes et Gena Rowlands, disparue en août dernier. Et réactivait un vieux rêve auquel on n’a jamais renoncé.