Christophe Honoré et Vincent Lacoste : fière allure

Dans le café où ils se sont rencontrés pour la première fois, on a réuni le cinéaste et son alter ego.


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Hervé Guibert, Bernard-Marie Koltès… Vincent, avant le tournage, ces écrivains vous étaient familiers ?
Vincent Lacoste : À vrai dire, je ne les connaissais pas vraiment, ou alors seulement de nom. Je les ai découverts grâce à Christophe. Pendant le tournage, j’ai surtout lu Hervé Guibert, et j’ai trouvé ça très sombre. J’ai vu ses livres comme un témoignage de cette époque que j’ai à peine connue. Moi, en 1993, j’étais dans le berceau. Christophe m’a ouvert à eux sans m’en parler frontalement : je voyais bien que ces auteurs faisaient partie de l’imaginaire d’Arthur parce qu’il a des affiches dans sa chambre, il se rend sur leurs tombes… Il y a un rapport d’admiration que je trouve assez joli. Le personnage, en fait, c’est un peu toi…

Christophe Honoré : Ce qui est marrant, c’est que ça n’a jamais été vraiment explicite entre Vincent et moi. Ça aurait été atroce si je lui avais dit : « Mon petit gars, tu vas être moi à 20 ans. » D’une, je pense qu’il aurait refusé le rôle ; et ensuite, comme on ne se connaissait pas, je ne me serais pas permis cette proximité. Ce qui était plus étonnant, c’était de l’amener sur les lieux de ma jeunesse, à Rennes et à Paris. C’était plus intéressant, car je ne voulais pas lui faire porter le poids de ces œuvres-là. Moi, je n’avais pas un rapport solennel avec elles, c’était plutôt sentimental. Quand je suis bien dans un livre ou dans un film, j’ai l’impression d’être aimé par le livre ou le film en question.

(c) Paloma Pineda

(c) Paloma Pineda

Christophe, dans votre dernier livre, Ton père (lire l’encadré p. 36), vous évoquez le moment de votre arrivée à Paris en ces termes : « L’époque où je croyais que je venais voir, alors que je venais m’abandonner. »
C. H. : Quand j’étais étudiant à Rennes et que je rêvais de monter à Paris pour faire du cinéma, mon adoration pour certains écrivains ou cinéastes dépassait le simple fait de bien aimer leurs livres ou leurs films. J’ai l’impression que, bien que ça paraissait impossible, j’espérais qu’ils tombent amoureux de moi. Quand on a 20 ans et qu’on se passionne pour des œuvres, on ne sait jamais dans quelle mesure c’est l’expression de notre goût ou bien si ça révèle une identification très forte avec les artistes qui les ont conçues. On a cette envie un peu folle d’appartenir à leur vie.

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(c) Paloma Pineda

Vous avez aussi écrit que vos modèles artistiques de l’époque (Jean-Luc Lagarce, Hervé Guibert, Jacques Demy…) se rangeaient tous du côté de la mort – ils ont été emportés par le sida. Comment cela a marqué votre existence et votre rapport à la création ?
C. H. : C’est très étrange de s’attacher à ces gens-là. Quand vous les lisez ou voyez leurs films à 15-20 ans, que vous êtes homosexuel, provincial, et qu’ils vous initient à la fois à la littérature et au théâtre, vous rêvez de leur vie plus libre, plus séduisante. Puis, très vite, vous apprenez leur mort. C’est comme si l’énergie, l’élan qu’ils vous donnaient, on vous en privait brutalement. On peut le vivre comme un rappel à l’ordre, ou bien on pense que c’est une destinée qu’on va partager avec eux d’une manière presque inéluctable…Quand je suis arrivé à Paris et que j’ai commencé à publier, vers 1995-1996, j’aurais tellement aimé pouvoir payer ma dette envers ces gens qui m’avaient donné le désir de créer – même s’ils n’auraient pas forcément été bienveillants envers moi ; si ça se trouve ils auraient trouvé ça abominable, ce que je faisais.

V. L. : Je pense pas, quand même…

C. H. : À l’inverse, quand on commence à travailler, on a parfois besoin de se construire contre ses modèles de jeunesse. Là, comme ils étaient morts, je ne pouvais même pas. Cette absence, j’ai le sentiment qu’elle marque très fortement l’identité et la valeur de mon travail, en littérature ou en cinéma.

Quand Arthur débarque pour la première fois à Paris, il veut assister à une réunion d’Act Up, et visiter une expo à Beaubourg. Vous, Christophe, vous vous souvenez des premières choses que vous vouliez y voir ou y faire ?
C. H. : Je suis arrivé à Paris à 24 ans. C’est une chance : tous les excès de l’adolescence, je les ai vécus en Bretagne où on est assez protégé. Donc j’étais surtout boulimique de musées… J’étais fasciné et intimidé, je me demandais si j’étais vraiment légitime pour entrer dans tous ces lieux de culture… Le tout premier jour, je suis aussi allé aux Cahiers du cinéma pour déposer un CV.

V. L. : Direct, en sortant du train ?

C. H. : Oui, j’avais tellement mal au ventre, je suis passé dix fois devant avant de me décider. Serge Toubiana m’a contacté peu de temps après, il voulait bien me rencontrer…

Quand on a une vingtaine d’années, vous pensez qu’on vit Paris différemment selon qu’on y soit né ou qu’on vienne d’ailleurs ?
V. L. : Par rapport à ce que tu viens de dire, pour le coup, moi qui suis né à Paris, c’était très différent. Petit, j’avais des sorties scolaires à Beaubourg, à l’Opéra Garnier… Très tôt, mes parents m’ont beaucoup emmené dans les musées, au cinéma. Il y a un éveil culturel énorme… Je pense qu’aujourd’hui, mine de rien, c’est plus la littérature qui est difficile d’accès, s’y intéresser demande un vrai effort.

Vincent, dans le film, il y a l’idée de la jeunesse qui vit avant tout pour des moments intenses. Ça vous parle ?
V. L. : Oui, carrément. C’est un peu ça qui caractérise la jeunesse : l’envie de vivre vite. C’est aussi mon cas. En tournage, on vit énormément de choses pendant deux  mois, et ensuite ça s’arrête. Le temps passe très vite. Surtout pour un acteur, par rapport à un réalisateur qui passe parfois plus d’un an à écrire.

C. H. : Surtout toi, ta jeunesse a été transformée par le fait de faire du cinéma.

Avant d’aborder le tournage, vous aviez quelles images des années 1990 en tête ?
V. L. : Ma naissance, uniquement.

C. H. : C’est l’événement le plus important des années 1990.

V. L. : Ça fait peu de temps que cette période est représentée au cinéma. J’avais plutôt à l’esprit des images de films américains, de David Lynch et de Jim Jarmusch notamment.

C. H. : On commence à y arriver, parce que des auteurs qui ont aujourd’hui 40 ans 
se mettent à raconter leur jeunesse… 
En tout cas, ce ne sont pas des années faciles à fétichiser : elles sont peu marquées par les modes vestimentaires ou des styles architecturaux. Pour recréer cette époque, je ne voulais pas passer par la reconstitution : je pensais qu’une couleur suffirait à en évoquer l’ambiance. Je ne sais pas très bien pourquoi mais c’était ma période bleue. Donc avec le chef opérateur, Rémy Chevrin, on a décliné toutes les atmosphères 
autour du bleu.

V. L. : C’est marrant d’attribuer une couleur à une époque.

C. H. : C’est assez agréable parce qu’on échappe au cliché, il y a un côté flottant. Ce caractère-là se retrouve un peu chez les gens de ma génération. C’est comme si notre jeunesse n’était pas historiquement ou esthétiquement cernée. On a eu un peu de mal à trouver notre place : on s’est dit qu’on arrivait après tel écrivain, avant tel cinéaste. Je pense que c’est parce que le sida a détruit quelque chose des années 1990, ça a amené une sorte de désolation dont on a finalement assez peu parlé jusqu’à maintenant.

Beaucoup de témoins de l’épidémie ne prennent d’ailleurs la parole qu’aujourd’hui, comme Robin Campillo avec 120 battements par minutes.
C. H. : C’est comme s’il avait fallu laisser passer une vingtaine d’années pour enfin composer avec ces années-là. Ceux qui ont survécu ou échappé au sida ont laissé la priorité aux récits à la première personne, aux tragédies personnelles.

Hervé Guibert avait réalisé un film en forme de journal intime intitulé La Pudeur ou l’Impudeur. Christophe, comment vous vous débrouillez avec ces notions de pudeur, d’impudeur, dans un film comme celui-ci, très autobiographique ?
C. H. : Je ne suis pas très doué pour l’impudeur ; en tout cas pour ce qui concerne la représentation de la sexualité dans le film… En revanche, je suis attaché à une certaine loyauté, à une discipline de vérité sur ce que je peux raconter. À propos de ça, il peut vite y avoir des procès en impudeur. Je crois que c’est quand on est au plus près de soi qu’on atteint une sorte de noyau partagé par tout le monde. Car soudain on parle de choses simples, brutes. J’ai surtout ressenti ça avec Les Chansons d’amour, qui s’inspirait d’une histoire très intime qu’on a vécue avec le compositeur Alex Beaupain. De mes films, c’est celui que les gens se sont le plus approprié.

V. L. : Pour Plaire, aimer et courir vite, Christophe ne nous a jamais dit ce qui s’était réellement passé dans sa vie. C’est toujours resté un film.

C. H. : À un moment, j’oublie que le film repose sur des souvenirs, il devient absolument romanesque. C’est précisément pour cette raison que je peux me permettre d’être personnel.

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Vincent, on ne vous avait jamais vu dans des scènes aussi sensuelles. Ça a été difficile de se mettre autant à nu ?
V. L. : Au départ, ça ne me faisait pas vraiment peur. Puis, plus le moment de tourner ces scènes approchait, plus je me demandais comment ça allait se passer… Christophe a quand même l’art de mettre à l’aise, de ne jamais forcer personne. Ces séquences étaient très chorégraphiées, donc on savait ce qu’on devait faire. En réalité, ce genre de scène peut être très joyeux et agréable à faire, sans ambiguïté.

C. H. : Dans le scénario, ces scènes sont écrites de manière plus explicite que ce qu’on voit à l’écran. Ça peut faire peur. Mais, en général, j’essaye d’être rassurant : je fais en sorte que l’équipe technique soit plus légère que d’habitude sur le plateau, je fais très peu de prises, et je mime moi-même ce que doivent faire les acteurs… En général, je n’aime pas quand les scènes de sexe deviennent le prétexte à des performances. Je ne veux pas que les comédiens donnent tout. En revanche, j’étais très attaché à ce que le personnage d’Arthur soit érotiquement attractif.

V. L. : Du coup, j’ai fait un peu de sport pour être à l’aise.

C. H. : On a beaucoup travaillé sur les habits, la silhouette de Vincent. Je lui ai aussi demandé qu’il se coupe les cheveux ou que, du moins, il les aplatisse.

V. L. : Scandale !

C. H. : C’était important qu’il sente que son corps était déjà dans la fiction.

V. L. : Il a même donné un parfum à chacun des comédiens, qu’on devait porter pour le tournage.

C. H. : J’aimais bien cette idée qu’ils se 
disent que leur peau ne sente pas comme d’habitude et qu’ils pouvaient donc la 
montrer autrement.

Pour vivre leur relation entre Rennes et Paris, Arthur et Jacques sont obligés d’en passer par les lettres, les cabines téléphoniques. Paradoxalement, vous touchez à quelque chose d’assez contemporain, notamment sur les relations à distance aujourd’hui favorisées par la multiplicité des moyens de communication.
C. H. : Pier Vittorio Tondelli – qui donne son nom au personnage joué par Pierre Deladonchamps – a écrit un roman que j’adore qui s’appelle Chambres séparées, sur une histoire d’amour vécue dans la distance. C’est l’une des idées formelles importantes du film : les personnages partagent un amour profond mais ont très peu de scènes ensemble. Effectivement, c’est très actuel. Ce qui a changé, selon moi, c’est le rapport au temps. Avant, quand on attendait un appel de la personne aimée, on n’était pas en même temps en train de faire autre chose avec nos amis. Aujourd’hui, ce qui caractérise un peu nos vies, c’est que tout peut se passer au même moment. On peut être en plein repas de famille et envoyer des textos de cul à quelqu’un.

Vincent, certains dialogues sont très littéraires. Comment vous les avez appréhendés ?
V. L. : J’aime bien quand il y a plein de texte. Quand il y en a peu, je ne sais pas vraiment quoi faire. Bon, sinon, je mets énormément de temps pour l’apprendre. Le monologue où je suis sur le canapé avec Pierre Deladonchamps et Denis Podalydès, j’ai mis trois jours à le bosser.

C. H. : Ce qu’il y a de très étonnant chez Vincent, c’est que c’est un des rares comédiens qui apprend l’ensemble du scénario avant le premier jour du tournage.

V. L. : Oui, parce que je ne sais jamais comment aborder un rôle. Je suis assez anxieux avant qu’on commence à tourner. La seule manière de me soulager, c’est d’apprendre par cœur comme à l’école – même si, à l’école, ça ne marchait pas vraiment. Là, c’était très agréable d’avoir des dialogues aussi bien écrits par Christophe. Même si ce n’est pas lui qui parle, on rentre tout de suite dans son univers quand on les entend. C’est pour ça qu’il faut bien respecter le texte.

C. H. : En même temps, je ne vous emmerde pas trop quand vous voulez le changer.

V. L. : Non, c’est vrai.

Dans tous vos films, Christophe, il y a des dialogues porteurs d’une certaine gravité, ou cruauté, qui sont dits par les comédiens avec la plus grande nonchalance.
C. H. : C’est aussi un peu le style de jeu de Vincent…

V. L. : J’aime beaucoup ça dans tes films. Tu racontes des choses dures, mais, pour autant, il n’y a pas d’esprit de sérieux. C’est quand même le problème dans énormément de films : le fait d’être toujours premier degré, sans aucun humour. Je trouve ça beaucoup plus fin quand une émotion forte arrive de manière légère.

Dans la séquence où Arthur annonce à ses amis bretons qu’il quitte Rennes pour Paris, l’un d’eux prononce cette citation de Koltès (tirée de sa pièce de 1987, Dans la solitude des champs de coton) : « La vraie et terrible cruauté est celle de l’homme ou de l’animal qui rend l’homme ou l’animal inachevé… » Comment cette idée d’inachèvement résonne-t-elle avec votre cinéma ?
C. H. : C’est une phrase qui m’a aidé, sur laquelle j’ai construit beaucoup de réflexions personnelles. Au cinéma, j’aime l’idée de 
ne pas miser sur la maîtrise. Je fais très peu de prises, par exemple, ce qui est déroutant 
pour des gens comme Vincent qui sont habitués à l’inverse. C’est l’idée d’être sur 
une surface un peu tremblante. Ce n’est pas de la désinvolture, c’est même l’inverse. 
Je pense que la vie reste là tant qu’on ne fait pas trop cinéma.

: « Plaire, aimer et courir vite » 
de Christophe Honoré
Ad Vitam, 2 h 12
Sortie le 10 mai