Camille Rutherford : « J’ai beaucoup de tendresse pour ceux qui ne réussissent pas tout »

Discrète, l’actrice-réalisatrice choisit des rôles indociles (« Anatomie d’une chute », « Le Livre des solutions ») troublant l’évidence des apparences et des normes. Une inclinaison confirmée par « Jane Austen a gâché ma vie », premier film de Laura Piani et romcom post MeToo dans laquelle elle interprète une libraire dont l’idéal romantique s’érige contre le cynisme amoureux ambiant. Portrait.


Camille Rutherford dans "Jane Austen a gâché ma vie" de Laura Piani
Camille Rutherford dans "Jane Austen a gâché ma vie" de Laura Piani

« Il y a deux catégories de ‘grands’ : ceux qui sont fiers d’avoir fait de la danse classique. Et ceux qui sont engoncés dans leurs corps maladroits. » Camille Rutherford est de cette clique. Sous une dégaine de garçon manqué, pull XXL et cheveux en bataille, elle cache, le jour de notre rencontre, une frimousse d’un autre temps. En la voyant, on pense aux mots charmants et désuets de Pierre Bachelet : « Pour moi c’est sûr, elle est d’ailleurs. » Précisons cet « ailleurs » : un mélange d’humour désespéré (« La finitude humaine, c’est perturbant, il faut bien la tourner en dérision »), de grande cérébralité et de comique goofy, façon Anna Faris dans Smiley Face. C’est que Camille Rutherford est tombée très tôt dans la marmite de druides puissants : les Monty Python, Laurel et Hardy, Mel Brooks, et autres génies du non sens. Avec un père anglais à « l’humour noir et cinglant », « fan de musique rock », qui l’a autorisée à bouffer de la série british trash (Little BritainFawlty Towers de John Cleese), le virus de la comédie en héritage était fatal.  

L’AMOUR FLOU

Sous cette image nonchalante, l’actrice de 35 ans a bâti, discrètement mais sûrement, une filmographie cohérente, travaillée par l’idée que l’amour, en tant que sentiment et structure sociale, est un endroit de doute et de réinvention. Dans la série Platonique, elle était Elsa, une trentenaire séparée, déménageant avec son BFF dans une coloc’ de l’amitié. Dans Felicità de Bruno Merle (2020), une mère de famille bohème qui inculquait la méfiance de la normalité à sa fille. Dans Jane Austen a gâché ma vie de Laura Piani (en salles le 22 janvier), elle joue une libraire parisienne réfractaire à la drague ubérisée des applis de rencontre.

la felicita
Felicità de Bruno Merle

Sans cynisme, avec un premier degré désarmant de sincérité, elle y assume le romantisme de ces personnages en voie de disparition : les ratés du cœur, qui n’arrivent pas à jouir sans entrave. « J’aime les personnages qui sont à côté d’eux-mêmes, à côté de leur vie. Je préfère jouer le doute que la certitude. J’ai beaucoup de tendresse pour ceux qui ne réussissent pas tout. Mais la bizarrerie pour la bizarrerie, c’est une posture qui ne m’intéresse pas. »

Dans ses deux-courts métrages en tant que réalisatrice, Heureusement qu’il y a l’appartement de mémé (2016) – où elle campait une comédienne en galère épaulée par sa sœur Constance, écrivaine dans la vraie vie – et Pas le niveau (2018) – l’histoire de deux frères athlètes – Camille Rutherford explorait déjà la vertu de l’échec. « Souvent quand on aime quelque chose, c’est un maximum de ratés pour quelques réussites – forcément une métaphore de mon métier… » Comme le racontent certains de ses films préférés – Frances HaLa Merditude de choses -, la fratrie est un remède aux ambitions déçues.

L’ART DU GRAND ÉCART

Contrairement à l’héroïne qu’elle campe dans Jane Austen a gâché ma vie, Camille Rutherford n’a pas le mal du siècle. Le sentiment d’être à sa place, bien ancrée au sol, elle le trouve dès huit ans, grâce à un maître d’école, Renaud, qui fait jouer à la classe du Jean Tardieu. Un auteur chez qui elle trouve « une possibilité d’être pathétique, de mettre à distance l’insignifiance humaine. Etant très timide, ça m’a aidée à faire du pathétique une matière à rire. Après, j’ai continué le théâtre [en intégrant le Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris, ndlr] parce que j’avais l’impression que l’on pouvait y être des boloss. A 12 ans, je faisais déjà 1m80, j’avais un cartable Lafuma, j’aimais le Moyen-Âge, j’étais une geek. Et le théâtre, c’était pour les chelous justement. » Entre deux fulgurances esthétiques dark qui lui donneront le goût de réaliser (Kids de Larry Clark et Naked de Mike Leigh), Camille Rutherford apprend Brecht et Shakespeare auprès Yann-Joël Collin, prof et mentor au Conservatoire, qui désacralise ces auteurs intimidants en travaillant avec la vidéo.

"Platonique" de Camille Rosset et Élie Girard
« Platonique » de Camille Rosset et Élie Girard

Un art du slalom qui l’a conduite, en 2023, jusqu’à sa plus grande rencontre de comédienne, avec Justine Triet. L’ambiguïté captivante de l’ouverture d’Anatomie d’une chute, c’est à Sandra Hüller (« une Rolls-Royce » précise Camille Rutherford) qu’on la doit, mais aussi à celle qui lui résiste (ou succombe ?). En thésarde venue interviewer une romancière réputée, Camille Rutherford jette le trouble, instille le mélange de séduction, de fragilité, de gêne et de manipulation qui fera le sel du film. « Justine Triet a une maîtrise de la forme et du fond incroyable, jubilatoire. Elle travaille dans la dentelle, a un avis sur chaque réplique. Cette scène est écrite de façon libre, rien n’est volontaire, appuyé. Elle nous a dirigés de manière hyper subtile, pour que rien ne soit archétypal. »

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Camille Rutherford détient tous les super pouvoirs de l’époque moderne : l’intelligence émotionnelle, le sens de la sororité, un talent instinctif qui s’ignore. Ça tombe bien – elle sera bientôt, entre deux représentations de Dolorosa, mis en scène par Marcial Di Fonzo Bo au Théâtre du Rond-Point à partir de mars, une super-héroïne d’un genre particulier dans Extra-Lucide, une série signée Bruno Merle. « L’histoire d’une fille qui va très mal depuis l’enfance et se complait dans un nihilisme abject, parce qu’elle a le don d’entendre les pensées des gens. » Un don de lucidité qu’on la soupçonne de détenir déjà.

Jane Austen a gâché ma vie de Laura Piani, sortie le 22 janvier, 1h34, Paname Distribution