Thriller d’entreprise, Passion orchestre le duel macabre de deux publicitaires à Berlin : une fausse ingénue, Isabelle (Noomi Rapace), se voit initiée par sa patronne retorse, Christine (Rachel McAdams), aux arcanes du pouvoir et de la duplicité, qui mèneront à un meurtre. Une somme de tension homoérotique, de trahisons sulfureuses et de renversement des rapports de domination : ces ingrédients « de palmesques » en puissance et une perversité contenue en germe dans le scénario original (Crime d’amour d’Alain Corneau, sorti en 2010) ont sûrement fait appel d’air pour le réalisateur de Scarface (déjà un remake !), qui a injecté une tension dramatique nouvelle à l’intrigue. « J’aimais les personnages de Crime d’amour, la guerre entre les deux professionnelles, et je trouvais les dialogues réussis, explique Brian De Palma, pourtant plus fan de Bruno Dumont que d’Alain Corneau. En revanche, il fallait absolument changer le fait que le ou la coupable est révélé(e) à la moitié du film. Pour maintenir la tension et le mystère, j’ai créé plusieurs personnages qui en veulent à la victime. Le procédé de rigueur qui consiste à disposer des faux indices – il y en avait au moins cinq chez Corneau –, cette méthode de film policier que l’on voit à la télévision, ne m’intéressait pas. » Pour évacuer le polar poussiéreux, le cinéaste américain a mobilisé son savoir-faire de styliste, un maniérisme emphatique qui tire cette variation vers une appropriation formelle virtuose et tape-à-l’œil. « Je voulais que le film soit raconté du point de vue de la jeune publicitaire, Isabelle, et bascule au milieu à la manière d’un rêve fou et surréaliste, pour que l’on ait de l’empathie pour elle sans savoir où se situe la vérité. »
Star du Nouvel Hollywood aujourd’hui désolidarisée du système et marginalisée par la critique, De Palma a enchaîné plusieurs semi-échecs après le succès de ses films de gangsters (Scarface en 1983, Les Incorruptibles en 1987), puis de Mission : Impossible (1996). Réfugié en Europe, il y tourne Femme fatale en 2002, puis sort coup sur coup Le Dahlia noir(2006) et Redacted (2007), un documentaire à charge décomposant la nature des images de la guerre en Irak. Conçu lui aussi en Europe, Passion réaffirme sa position d’outsider à l’heure où Hollywood croule sous les projets dérivés et les remakes souvent impersonnels. Surtout, le film permet à son auteur de rebondir tout en revisitant un cinéma (français, hitchcockien et personnel) mêlant à la ringardise une cinglante modernité.
TOP MODÈLES
Trop souvent, la réception de l’œuvre de De Palma, longtemps brouillée car perçue comme un recyclage de Hitchock par un disciple surdoué, a donné lieu à des malentendus : soit une filmographie qui a parfois consisté à remettre en scène avec d’infinies variations les mêmes références à Psychose ou à Sueurs froides, reappropriées dans un système d’échos faisant dialoguer l’œuvre et les modèles. Un geste qui « constitue pourtant l’un des projets les plus remarquables du cinéma américain (…) en traitant Hitchcock comme une école et un genre en soi », oppose l’universitaire américain David Greven, soucieux de rétablir la vérité. Ici, la dualité brune-blonde qui oppose Isabelle à Christine et la gémellité qui les rapproche puisent nécessairement leur source dans Sueurs froides, comme le faisait déjà Obsession (1976), où épouses vivante et morte se superposaient. Entre les deux publicitaires de Passion, la rivalité dans l’entreprise ne peut se résoudre que dans une suppression par substitution (on n’en dira pas plus). Lors de la sortie de Body Double en 1984, De Palma disait avoir atteint la fin d’un cycle hitchcockien ; or, à voir aujourd’hui se redéployer ce répertoire dans Passion, on doute que cette stimulante intertextualité s’épuise un jour. Radotage de vieilles marottes ? « Une fois que l’on a appris la grammaire de Hitchcock, sa technique est si puissante qu’elle ne vous quitte plus, se défend t-il. C’est comme de parler anglais : certaines expressions restent les meilleures, même si elles sont trop utilisées ou qu’elles ont été empruntées à autrui. C’est en regardant en arrière que l’on façonne ce qui sera l’avenir. Certains de mes films de la fin des années 1970 étaient construits sur un modèle hitchcockien, puis j’ai commencé à faire des films de gangsters et je reviens à ce modèle narratif à l’occasion, mais sans y penser autant qu’avant. »
Passion permet également à De Palma de revisiter sous forme de jeu de piste les codes de ses propres films, notamment Femme fatale, méditation cauchemardesque sur le film noir. Mobilisant l’habituel réseau d’obsessions et de sensibilités du cinéaste, Passion ne déroge ainsi pas à la règle du fétichisme (écharpe et souliers y sont dispersés comme autant d’indices). La mise en scène et le découpage en trompe-l’œil sont pour leur part remplis d’effets qui convoquent ses vieux thrillers, y compris un passage obligé par le pic dramatique du split screen, forme qu’il a contribué à généraliser. « Je n’ai pas vu beaucoup d’utilisations élaborées du split screen, à part dans la série 24 heures chrono, précise le cinéaste. J’ai déjà appliqué ce principe visuel dans Pulsions, où le même personnage peut parfois apparaître en même temps sur plusieurs parties de l’écran à la fois. C’est une technique pour signifier l’ubiquité d’un personnage… » Se déploie aussi dans Passion tout un réseau de reprises visuelles : ainsi, les murs des bureaux berlinois, striés d’ombres dans la deuxième partie du film pour sigaler un basculement dans le registre dramatique, rappellent les ombres expressionnistes de la pluie sur les murs d’un cabinet de psychiatre qui enserraient un tueur prêt à passer à l’acte dans Pulsions. « Le directeur de la photographie José Luis Alcaine (collaborateur d’Almodóvar – ndlr) et moi-même avons décidé de choisir des angles de prise de vue assez fous, de filmer avec les ombres des stores sur les murs, détaille le réalisateur. Tout cela rend la narration plus intéressante, particulièrement quand l’action se tient dans des bureaux, car ce sont des lieux que l’on a vu mille fois, il faut que cela attire l’œil. »
ŒIL POUR ŒIL
De Palma est surtout « l’homme qui regardait les filles à travers les rideaux de douche », ce que YouTube confirme en quelques clics. En effet, en bon héritier du vieil Alfred, rompu depuis ses débuts à l’exercice de mateur sachant mater, le réalisateur cultive depuis toujours une esthétique du voyeurisme, puisque c’est essentiellement par un jeu de regards et par l’intermédiaire de rétroviseurs ou de miroirs que passe la tension sexuelle dans ses films. Passion ne déroge donc pas à la règle de la nudité et des poursuites en petites tenues – une ambition érotique présente dans la première mouture du scénario, finalement revue à la baisse au tournage. Le cinéaste, canaille, confirme qu’il ne filme pas les actrices comme leurs congénères masculins : « Je fais très attention au physique des actrices et à leurs costumes. J’aime filmer les femmes car j’aime les regarder, elles sont plus intéressantes à mes yeux que les personnages masculins, ce qui ne m’a pas empêché de faire des films peuplés de garçons. Ici, on a une blonde, une brune, une rousse… et même une ballerine. » Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Isabelle est chargée, au début du film, de faire la réclame d’une minicaméra, la « ass cam » (sic), qui, en filmant du point de vue des fesses, constitue un gadget parfaitement raccord dans la généalogie du voyeurisme « de palmesque ». « Cette caméra est une idée que j’ai trouvée sur YouTube en cherchant des réclames pour smartphones. C’est une publicité virale pour un vrai produit qui permet aux filles de voir les gens qui regardent leur derrière dans la rue », détaille De Palma.
Passion, en explorant les coulisses impitoyables d’une agence de publicité, actualise aussi des luttes de pouvoir déjà au cœur des problématiques de Phantom of the Paradise (1974) ou, plus récemment, de Snake Eyes (1998) : « Évidemment, j’ai des sentiments très mitigés sur la place qu’occupe actuellement la publicité aux États-Unis. J’observe depuis longtemps la manière dont les images américaines sont manipulées à des fins commerciales. » Chez De Palma, comme l’écrit Luc Lagier dans son essai sur le metteur en scène, l’accession au pouvoir passe toujours par une lutte pour le contrôle de l’image (Blow out), qui permet aux personnages de passer de spectateur à acteur. Manipulation par l’image au cœur de Snake Eyes,qui décrit un univers perverti où chacun est épié, final désenchanté dans Blow out (1981), où la corruption généralisée entoure John Travolta : Passion prolonge cette désillusion balzacienne, qui voit Christine et son reflet (Isabelle) renvoyées dos à dos via téléphone portable, e-mails, minicaméras cachées. Un vertige au sein duquel chacune, en voulant détrôner l’autre, se trouve prise au piège dans un enfer d’images qui ne mène qu’à l’autodestruction.
PAR CLÉMENTINE GALLOT
Passion de Brian De Palma (1h38)
avec : Noomi Rapace, Rachel McAdams…
sortie : 13 février