Zombi Child a vu le jour en seulement quelques mois. Pourquoi cette urgence ?
J’étais sur un projet lourd, entre le très gros long métrage et la
minisérie. J’ai terminé le scénario en février 2018, mais je ne sais pas
encore si je vais arriver à le financer. Je me suis lancé sur Zombi Child avec
l’idée de faire un film très vite. Pour la première fois, j’ai commencé par le
plan de travail, avant même le script. Le film terminé est très proche du
scénario : tout ce qui a été écrit a été tourné, tout ce qui a
été tourné a été monté. Après, on a moins de liberté parce qu’on n’a pas de
choix – ils doivent être faits très en amont.
La structure simple, avec ce
montage parallèle entre deux époques, diffère de vos précédents films, plus
mentaux, avec des visions fantasmées qui perçaient sans cesse le
récit…
Par plein d’aspects, c’est mon film le plus simple. Il y a d’un côté un
chagrin adolescent, de l’autre l’histoire d’un type qu’on enterre, qu’on
déterre, qu’on fait travailler et qui marche. Pour moi, ça participait de cette
possibilité de faire un film rapidement. La simplicité était quasiment une
obligation. J’ai trouvé ça à la fois agréable et dur. Je suis content d’y être
arrivé. La complexité vient après, des rapprochements que peut faire le
spectateur : les choses résonnent, il y a des contrastes, des
portes qui s’ouvrent à partir de ce montage parallèle.
La partie tournée à Haïti est très belle, hantée et
épurée. La référence à Vaudou de Jacques Tourneur (1943) est évidente. Comment
le film résonne en vous ?
L’origine de Zombi Child, ce sont vraiment les textes d’anthropologie, d’histoire, et les romans haïtiens que j’ai lus. Les influences sont plutôt littéraires. Vaudou est en effet le seul film auquel j’ai un peu pensé. Je ne l’ai même pas revu, car ce sont des images dont on se souvient. Il y a ce truc très fort chez Tourneur : qu’est-ce qu’on montre ? qu’est-ce qu’on ne montre pas ? Des zombies, en effet, on ne montre quasiment rien. Le chef opérateur de mon film, Yves Cape, a très vite opté pour la nuit américaine, sachant qu’à Haïti on n’aurait pas trop d’électricité ni d’argent. En fait, on a tourné entre le jour et la nuit, dans une sorte de pénombre qui donne un caractère onirique à ces scènes. Comme ce zombie est dans un endroit où il n’est pas vraiment dans le réel, entre la vie et la mort, l’image est entre la nuit et le jour.
À travers un cours donné par l’historien
Patrick Boucheron aux lycéennes au début du film, on comprend que
vous allez évoquer en creux le colonialisme, ce qui n’est pas banal dans le
cinéma français.
Ce n’était pas prémédité, ce n’était pas un désir de départ. Personnellement, je suis assez terrorisé par les grands sujets, parce que j’ai l’impression qu’on est écrasés par eux. Je pars toujours de petites choses – cet homme qui marche, cette fille qui pleure. Au montage, on s’est aperçu que quelque chose de plus puissant se mettait en place dans les rapports de la France avec Haïti et d’autres pays. Le cours de Patrick Boucheron, totalement improvisé et tourné le premier jour, m’a indiqué que ça allait infuser le film. Quand il se demande comment raconter une histoire du xixe siècle, il dit qu’on ne peut pas le faire, ou seulement de manière discontinue, ce qui est précisément l’une des interrogations du film.
Comment avez-vous appréhendé la question de
l’appropriation culturelle, un reproche que l’on formule de plus en plus à
certains cinéastes depuis quelques années ?
C’est compliqué, il y a ce réflexe de « t’es un
homme, blanc, bourgeois ». Mais je ne
veux rien m’interdire, j’essaie de regarder vers les choses qui m’intéressent.
Le féminin, la jeunesse, Haïti m’intéressent. Après, il faut être vigilant, je
pense que ça passe par le regard et l’écoute. Ça ne veut pas dire que
je dis oui à tout, mais j’essaie d’être attentif à la parole de chacun. Il
faut savoir rester à sa place tout en regardant un sujet. Ça demande
peut-être plus de délicatesse, de douceur dans le regard.
Le ton de la partie contemporaine, avec ces rendez-vous
nocturnes entre lycéennes rebelles, peut faire penser à des films et séries des
années 1990-2000 sur la sorcellerie méprisés à l’époque mais redécouverts
depuis peu à l’aune du féminisme, comme Dangereuse alliance d’Andrew Fleming…
En tournant certains plans, ça me faisait plutôt penser à du Steven Spielberg avec des enfants et des bougies. Mais j’aimais bien ce côté hybride du film, entre teen movie, conte raconté, anthropologie documentaire avec Boucheron, anthropologie fictionnelle avec la possession… J’espérais que le spectateur ne sache jamais trop où se trouver, qu’il se laisse porter.
D’où vient cette envie de parler aussi de la
construction de la féminité à l’adolescence ?
Probablement du fait que j’ai une fille du même
âge que les personnages du pensionnat. J’ai ça devant les yeux toute la
journée. Ça me parlait. Je trouve que c’est une génération très particulière,
je l’envie beaucoup à certains endroits. Ils ont explosé un certain nombre de
barrières en matière de fluidité ; notamment dans la
sexualité – on ne peut même pas dire s’ils sont bisexuels –, mais pas
seulement. Et même s’ils ont d’autres difficultés, par exemple la peur
économique, ces jeunes m’impressionnent.
Les lycéennes écoutent beaucoup Damso, un rappeur
très populaire, notamment chez les jeunes filles.
Un truc de dingue, les actrices connaissaient tous
ses textes par cœur ! En préparant le film, j’ai
regardé la liste Deezer de ma fille :
le dernier truc qu’elle avait écouté, c’était Damso. J’ai imaginé une scène où
l’on voit les filles du pensionnat chanter un morceau de lui hyper misogyne,
alors qu’au début du film l’une d’elles dit qu’elle le trouve sexy. Plus tard,
une autre se demande si elle a le droit de l’écouter. Sa tante lui répond que
oui, que ça ne change pas qui elle est. Damso traverse le film comme un
symbole. Je pense que ça a à voir avec cette histoire de fluidité.
Dans le pensionnat, la petite-fille du zombie haïtien se
sent différente à cause de ses origines, mais elle est paradoxalement apaisée,
car portée par les croyances de sa culture. L’autre héroïne est, elle,
privilégiée – elle est blanche, aisée et née en France –, mais elle
déchante quand elle perd la seule croyance qu’elle avait, celle en l’amour.
C’est un prolongement du discours qui émanait de Nocturama sur la perte de repères de la
jeunesse française actuelle ?
L’histoire des Haïtiens est tellement forte que ça me semble permettre de structurer quelque chose. Je ne dis pas que l’histoire de la France n’est pas forte, mais elle est quand même plus compliquée. Sur Nocturama, ça ne s’est pas très bien passé à la sortie. On m’a beaucoup reproché d’avoir parlé d’un groupe hétérogène, mais est-ce qu’on ne retrouve pas cette hétérogénéité avec les « gilets jaunes », dont le mouvement a commencé deux ans après la sortie du film ? Dans Zombi Child, il y a une énorme angoisse sur la structure de la société : comment s’y insérer ? qu’y faire ? Mais j’ai confiance en la jeune génération. Car derrière la peur – qu’on leur donne, d’ailleurs –, il y a vachement d’intelligence.
Photographie : JULIEN LIENARD
: Zombi Child de Bertrand Bonello / Ad Vitam (1h43)