Il est des visages sur lesquels il est difficile de garder le regard posé. Celui de Barry Keoghan est de ceux-là. Tout déroute dans les irrégularités de ce nez, dans les dérobades de ce sourire, dans ces fossettes qui s’allument par intermittence et, bien sûr, dans ces yeux bleu glacé qui ont sûrement convaincu bien des cinéastes de l’engager tant ils sont capables de tout : fuir, jauger, fusiller, enlacer… Est-ce pour cela que l’acteur irlandais de 32 ans est devenu le spécialiste des personnages sur le fil, inquiétants, qui surgissent là où on ne les attend pas ?
Dans Mise à mort du cerf sacré de Yórgos Lánthimos, son premier grand rôle, en 2017, il incarnait un jeune homme qui s’immisce peu à peu dans la vie d’un couple bourgeois et vient faire sauter le vernis de la bienséance. Saltburn d’Emerald Fennell a réutilisé en 2023 ce motif de l’intrus vengeur, sociopathe sur les bords. Entre les deux, Barry Keoghan apparaissait dans Les Banshees d’Inisherin (Martin McDonagh, 2022), présence aussi drôle que troublante. Le voilà désormais bardé de tatouages et juché sur une trottinette dans Bird, le beau film d’Andrea Arnold qui sort en salles le 1er janvier.
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Son personnage, Bug, est un père aimant mais égoïste, sincère mais immature. Et, encore une fois, incapable de rentrer dans la norme. « Je m’identifie aux outsiders, j’ai grandi comme eux », explique le comédien depuis New York, où il passe une bonne partie de son temps lorsqu’il n’est pas à Londres. « De toute façon, je ne me suis jamais senti vraiment à l’aise en faisant partie du groupe. J’ai toujours été bien à la marge, je trouve ma force en étant seul. » Lorsqu’on lui demande ce qui l’a attiré dans ce personnage, il explique que, précisément, rien n’était bien défini à la lecture du scénario. « Je voulais une aventure, un processus expérimental. » Et l’on ne peut s’empêcher de penser qu’au fond il aurait pu dire ça de sa vie entière.
Car son histoire est celle d’un homme qui ne devrait pas en être là. Celle d’un gamin de Dublin, mais pas n’importe quel Dublin, le Dublin du quartier de Summerhill, l’un des plus densément peuplés et des plus pauvres de la capitale irlandaise. Un père absent, une mère héroïnomane qui finira par en mourir : de ses 5 ans à ses 10 ans, Barry Keoghan est placé en famille d’accueil, avant d’être recueilli par sa grand-mère. À l’époque, le jeune garçon va au cinéma comme bon nombre des personnages qu’il a incarnés mènent leur vie : en resquillant pour ne pas payer. « J’allais voir les acteurs stars, les Marlon Brando, les James Dean, se souvient-il aujourd’hui. Je les ai regardés pour savoir comment se comportaient les hommes, car je n’avais pas de modèle. Vous pouvez apprendre tellement de choses dans les films, les manières des gens, leurs échanges…»
Le jeune fraudeur finit par être banni du cinéma, mais les images restent. D’ailleurs, elles l’habitent. Même à l’école, où Barry Keoghan occupe fièrement la place « du garçon du fond de la classe avec une imagination débordante ». « Quand ma prof de littérature anglaise me parlait de Dracula, j’avais des images dans la tête. J’adorais aussi les cours d’histoire pour ça. » La révélation vient en montant sur la scène des cours de théâtre. « J’ai pu sentir qu’on me donnait de l’attention, que j’étais à ma place. »
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Mais l’attention se mérite. Barry Keoghan envisage son métier, commencé par la petite porte, en répondant à une petite annonce placardée sur la vitrine d’un magasin de Dublin, comme un dévouement, un devoir, une « responsabilité » même. Celle « de toujours apporter quelque chose de plus à [ses] personnages ». « Je ne peux pas les approcher à moitié. Je dois donner un large spectre de sentiments », explique-t-il. C’est comme cela que le psychopathe de Mise à mort du cerf sacré contient en lui cinquante nuances de ressentiments et de revanche sociale, que l’idiot des Banshees d’Inisherin flirte avec le pathétique, que l’humour côtoie la gêne chez le protagoniste de Saltburn. Et que Bug déborde de partout, d’inaptitude comme de tendresse.
C’est comme cela, aussi, que le comédien plus habitué aux rings de boxe, qu’il foule régulièrement, qu’aux parquets des studios de danse, s’est trémoussé nu ou à moitié nu devant les caméras d’Emerald Fennell et d’Andrea Arnold. « C’est à porter au crédit de cinéastes qui m’ont suffisamment mis à l’aise pour m’emmener vers ces endroits-là », nuance celui qui cherche, chez celles et ceux qui le dirigent, de la poigne et de la compréhension. Alors que l’attend déjà un nouveau Batman, dans lequel il a repris le rôle du Joker, et qu’il a été approché pour jouer Shane MacGowan, le leader du groupe The Pogues, dans un biopic, le jeune visage le plus déroutant du cinéma international a-t-il trouvé comment se comportent les hommes ? « J’apprends en étant à l’écran, en vivant, en échouant, en étant père aussi. Je pense qu’on ne sait jamais vraiment, mais, au moins, j’ai trouvé comment être bien avec moi-même. »
Bird d’Andrea Arnold, Ad Vitam (1 h 58), sortie le 1er janvier