Après l’ardent Trois souvenirs de ma jeunesse (2014) et le tourmenté Les Fantômes d’Ismaël (2017), Arnaud Desplechin et la chef opératrice Irina Lubtchansky (qui a aussi collaboré avec Jacques Rivette ou Louis Garrel) se retrouvent avec le film noir Roubaix. Une lumière, qui sonde l’humanité de deux amantes soupçonnées de meurtre campées par Léa Seydoux et Sara Forestier. Le tandem offre un éclairage aussi social que romanesque sur cette ville du Nord, dans laquelle le cinéaste a vécu sa prime jeunesse. On les a réunis pour évoquer la cinégénie de cette cité toujours insaisissable.
Que vous inspire la lumière du nord de la France?
Irina Lubtchansky: On l’a travaillée différemment sur chacun de nos films. Là, nous étions en hiver, mais on a quand même choisi des tons chauds, avec des vapeurs de sodium issues des lampadaires, plutôt que du mercure . Quand on commence à se concentrer sur ces deux visages, le film va plus loin, on pénètre le mystère des âmes. Les visages et les gros plans des films de Carl Theodor Dreyer ont été très importants pour ce film.
I.L. : Claude et Marie sont filmées avec beaucoup moins de contraste que les autres personnages. J’ai l’impression que les scènes d’interrogatoire sont celles où l’on rentre le plus dans leur âme; on s’approche d’elles doucement avec des travellings et des zooms, en légère plongée ou pas, et ça donne un côté très touchant.
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La question de cinéma sous-tendue par le film serait donc: que veut dire filmer un visage?
A.D.: Oui, et à ce propos je parlerais d’une scène qui me touche beaucoup photographiquement. Marie est interrogée : la lumière décroît tandis que Daoud et clame son innocence. On a filmé cette persistance à être ce qu’elle dit être, et donc cette persistance dans la lumière. Cette attention au visage du personnage et de l’actrice qui l’interprète, c’est la raison pour laquelle je travaille avec Irina.
Dans Trois souvenirs de ma jeunesse, vous filmiez des peaux juvéniles, veloutées, rosées. Dans Roubaix. Une lumière, les peaux des personnages prennent des tons plus ternes, voire blafards.
I.L.: On est dans le registre du film noir, donc c’est moins solaire. Comme il fallait quand même qu’on puisse voir ces filles, on avait besoin d’être chirurgical. Cela dit, on a tenu à une certaine douceur.
La tension entre film noir et film social se retrouve dans la lumière. Comment avez-vous travaillé ces glissements, cet équilibre?
A.D. : C’est difficile à dire, mais c’est comme cela que j’ai pensé le film à l’écriture. Je voulais faire le portrait d’une institution, un peu comme Frederick Wiseman dans Welfare, qui croiserait le trajet de femmes vivant à Roubaix, à la manière des Dardenne. Mais étant donné qu’on filmait la vie des policiers dans un commissariat, c’est aussi devenu un film de genre. Là, on s’est éloignés du film strictement social pour revenir au cinéaste de mes années de formation: Sidney Lumet. On embrassait une matière sociétale avec une légère torsion, en essayant d’ajouter une excitation, un suspense visuel dans chaque scène.
I.L.: Je connais Arnaud et je savais qu’avec lui on irait au-delà du simple récit de fait divers. Mais je n’ai pas vraiment visualisé la lumière en lisant le scénario. C’est plutôt en découvrant les décors que tout s’est joué.
A.D.: J’ai assez peu de mots au sujet de la lumière. Je ne fais pas de dossier avec des peintures, des images, comme d’autres réalisateurs. En revanche, j’ai un engagement viscéral: celui de travailler en décors naturels. Tant qu’on ne sait pas où ils se trouvent, je ne sais ni comment les personnages se déplacent ni ce que la scène veut dire.
Louis et Daoud n’ont pas du tout la même manière d’interroger, de regarder les suspects. Vous les avez éclairés différemment?
A.D.: Ce ne serait pas juste, car cela reviendrait à juger un personnage, à dire à l’avance au spectateur s’il a tort ou pas. Il faut que celui-ci se débrouille avec l’incapacité du personnage, ses dons, son absence de don, sa grâce ou son absence de grâce. Il faut l’accepter. Il y a des directeurs de la photographie qui font un cadre et qui après éclairent l’image. Irina crée la lumière d’un espace avant le cadre. Cela influe sur le rapport qu’on peut avoir avec les personnages. Le cadre de Claude dans sa cellule, il vient par exemple de la lumière orangée qu’Irina m’a offerte. Cette image restera gravée en moi.
Dans le film, Roubaix reste insaisissable. On traverse beaucoup d’espaces, mais la géographie est obscure, incertaine. Vous l’avez pensée comme un espace mental, avec des zones confuses?
A.D.: Plutôt comme un espace mental que comme un espace géographique, en effet. Dans la scène où Daoud montre à Louis les environs de Roubaix depuis le toit d’un hôtel la nuit, tout ce qu’il dit est géographiquement exact, mais on ne voit rien car on est dans sa tête. On devine seulement l’espace. Il y a cependant des passages dans des lieux bien définis, comme le parc Barbieux, que l’on filme pour la troisième fois.
Dans les films que vous avez tournés ensemble à Roubaix, il y a beaucoup d’espaces en ruine, un peu escarpés et désolés. À quoi ça tient?
A.D.: C’est le Roubaix dans lequel j’ai grandi, celui que j’ai aimé. Ces paysages de brique, cette façon de ne pas rejeter la pauvreté mais de l’embrasser et de l’accepter, d’y trouver de la beauté et de la gloire, ce sont des choses qui m’ont marqué et qui continuent de me travailler.
La lumière porte-t-elle toujours une symbolique dans vos films?
A.D.: Ce n’est que ça! J’ai envie de parler d’une séquence en particulier, une scène en voiture à la fin du film. Cette scène n’était composée que d’une seule didascalie qui disait que Claude et Marie sont dans un fourgon et qu’elles vont vers la prison. Il n’y avait rien d’autre. J’ai eu la chance de faire la veille un rêve très précis : à la fin du «Paradis» , Dante arrive chez les morts. Il voit Béatrice, la femme aimée, échange avec elle un dernier regard, puis elle bat du cil. Je me suis réveillé en me disant: aujourd’hui on va filmer le battement de cil de Béatrice. Et on l’a eu! Marie s’endort, paisiblement, comme après la guerre. Claude est derrière, cachée entre deux sièges. Tout à coup, il y a ce regard entre elles, le soleil monte de manière aberrante alors que la lumière changeait aléatoirement d’une rue à une autre, et il y a un dernier battement de cil. C’était un miracle photographique insensé à filmer. Sans ce miracle, la scène n’aurait pas de sens.
Pensez-vous filmer de nouveau Roubaix à l’avenir?
A.D.: J’ai l’impression d’en avoir fait le tour, mais depuis mon premier film, La Vie des morts, je dis que c’est la dernière fois que je tourne à Roubaix. J’ai perdu toute crédibilité! Je pensais avoir tout dit de Roubaix après Les Fantômes d’Ismaël, et voilà que le film suivant s’appelle carrément Roubaix. Une lumière. J’y reviens sans cesse.
I.L.: Roubaix est une ville très cinégénique.
A.D.: En effet, et il me reste le tramway. Je n’ai pas encore réussi à le filmer, alors que c’est une part importante de ma vie. On l’empruntait pour aller au cinéma. Je pense au tramway de Prague, à celui des films d’espionnage. C’est un beau moyen de transport, le tramway. Comme le train, il invite à la fiction.
PHOTOGRAPHIE : PALOMA PINEDA
«Roubaix. Une lumière» d’Arnaud Desplechin, Le Pacte (1h59), sortie le 21 août