De l’importance de ses origines populaires aux rôles humanistes qu’elle porte à bras le corps dans les films de son complice Robert Guédiguian, Ariane Ascaride a toujours revendiqué une liberté farouche. L’actrice nous a parlé de sa proximité affective avec les héroïnes antiques, de sa passion pour le militantisme et la transmission, et de « Mon Premier Festival », événement à destination du jeune public dont elle est la marraine en octobre.
À 17 ans, vous entrez au Conservatoire de Marseille. D’où vient cette filiation avec le théâtre ?
Filiation, c’est le mot juste. J’avais huit ans quand je me suis retrouvée sur scène, parce que mon père faisait du théâtre amateur. A dix ans, mon père m’a fait passer le concours du Théâtre national amateur, et j’ai eu le prix d’interprétation – il faut savoir que je ne jouais que des personnages de garçons ! A l’adolescence, j’ai arrêté le théâtre, puis ça m’a rattrapée et j’ai passé le concours du Conservatoire de Marseille, avant celui de Paris. Comme si, après avoir découvert l’âge adulte, une fois fini le voyage initiatique de l’adolescence, je revenais à quelque chose qui me constituait. C’est un art qui remplit ma vie, plus que le cinéma. Quand je rentre dans une salle, dans les coulisses d’un théâtre, sur un plateau, il y a comme une évidence. Quelque chose de normal, d’habituel, d’intégré à mon rapport au monde.
En parallèle, vous avez étudié la sociologie à l’université d’Aix-en-Provence. Cette discipline a forgé votre regard très alerte sur le monde ?
J’ai toujours eu ce regard sur le monde, ça n’a rien d’exceptionnel. Par contre, la sociologie m’a permis de le théoriser à travers mes études. Dans mon métier de comédienne, ça m’a confortée pour aller vers certains rôles. D’où vient-on ? Quelles études fait-on selon nos origines, pourquoi les choisit-on longues, courtes ? Quelles sont les mœurs, les us et coutumes des différentes classes sociales ? Ces questions m’ont permis de mettre des mots sur des choses que je sentais, qui appartenaient déjà à un certain discours familial. Il ne faut pas oublier que je viens d’une famille de gauche. D’un coup, il y avait une distance, permise par la théorisation et la science.
Ariane Ascaride dans Gloria Mundi (2019) de Robert Guédiguian (c) AGAT FILMS & CIE
Pendant vos études, vous êtes engagée à l’UNEF, syndicat étudiant proche de la gauche socialiste. Qu’avez-vous tiré de cette expérience ?
Militer, c’est formidable. Pour des causes, mais pas seulement. Dans le milieu associatif, politique, syndical… On rencontre des gens, on échange des points de vue. Il y a des moments de grand enthousiasme. Je suis d’une génération où l’on croyait que le lendemain serait le Grand Soir [expression initialement utilisée par les ouvriers au XIXe siècle, qui désigne l’espoir d’une révolution sociale, d’un monde débarrassé du capitalisme, ndlr]! Bon, ça n’a jamais été le Grand Soir [rires]… Aux jeunes, je dirais de se battre pour des causes sur lesquelles nous, on a été nuls. Le climat par exemple. Faites-vous entendre. C’est terrible mais si on ne parle pas, on ne nous entend pas, et ça arrange tout le monde. Surtout qu’aujourd’hui, c’est difficile de militer. L’information est volatile, les gens ont un rapport distendu au politique. Nous allons rentrer dans une année d’élection présidentielle, et c’est encore un grand flou.
En mars 2020 sur France Inter, vous pointiez dans une lettre adressée à un adolescent anonyme croisé dans un parc de Montreuil les inégalités criantes exacerbées par la pandémie. La solidarité est une valeur essentielle pour vous ?
Je la porte dans ma vie de tous les jours ! C’est quand même beaucoup plus drôle d’être à plusieurs que seule ! C’est aussi simple que ça : on est plus intelligents à plusieurs qu’isolés. Vous pouvez avoir des idées magnifiques, mais c’est la contradiction qui permet de magnifier encore plus une idée. Partager, ça oblige à progresser.
On vient de traverser une période très particulière, presque de science-fiction, qui n’est pas encore finie. Il faut parler, mais pas forcément d’une manière psychologique et individualiste. Nous sommes beaucoup à avoir ressenti les mêmes émotions, interrogations, frustrations. Chacun a été traversé par un traumatisme plus ou moins fort, mais qui est d’abord historique et social, avant d’être personnel. En parlant, on s’aperçoit que l’autre pense pareil – ou non. Ce qui compte, c’est l’échange.
Ariane Ascaride dans La Villa (2017) de Robert Guédiguian (c) AGAT FILMS & CIE
Justement, votre filmographie est traversée par la question de la fracture politique, mais aussi de l’entraide entre générations, entre travailleurs. On pense à Marius et Jeannette, Les Neiges du Kilimandjaro, Gloria Mundi…
On m’a souvent cataloguée, car c’est ainsi en France, comme « actrice engagée ». C’est toujours la première phrase que l’on dit. Ça me fait bien rigoler. Maintenant je réponds : oui je suis engagée, j’ai signé un contrat ! Trêve de plaisanterie, on va dire que je suis trop populaire. Je suis juste quelqu’un qui vit sa vie. Un acteur, quand le scénario est bien écrit, c’est aussi un miroir qui renvoie à des gens, des situations bien déterminées. J’ai fait le choix, et j’ai eu la chance, d’interpréter des personnages féminins formidables. La force de Robert Guédiguian par exemple, c’est de rendre héroïques des personnages que l’on pourrait croiser dans la rue, sur lesquels on ne se retournerait pas. De fait, ils sont héroïques. Mettre en lumière la dignité de ce monde-là, c’est ce qui importe.
Dans la pièce Le Dernier jour du jeûne de Simon Abkarian, montée au Théâtre de la ville en 2020, vous jouiez une mère de famille forte, émancipée des diktats. Quel rôle a eu l’art dans votre prise de conscience féministe ?
Quand j’étais petite, je suis allée voir Antigone au théâtre. Elle m’avait bien bottée, cette Antigone. Elle allait mourir, mais elle était drôlement chouette. Électre, c’est un autre personnage de tragédie antique que j’aime profondément. Comme je m’appelle Ariane, j’ai peut-être fait un mélange… Dans un coin de ma tête, elles étaient mes cousines. Plus tard, j’ai lu Georges Sand, une autre grande dame. Mon rapport à ces personnages n’était pas un rapport intellectuel, mais plutôt affectif. De la même façon, j’ai été fascinée par Louise Michel et Jeanne d’Arc. Je les prenais – ce qu’elles étaient – comme des personnes qui avaient vécu, avec qui j’aurais aimé être copine. Plus tard, d’autres auteures m’ont accompagnée : , Charlotte Delbo, Germaine Tillion, Joyce Carol Oates.
Tout cela vient aussi du fait que j’ai rapidement réalisé qu’il était plus facile d’être un garçon qu’une fille. Un jour, enfant, on a coupé mes grandes nattes. Dans la rue, tout le monde m’a pris pour un petit garçon. D’un coup, tout a changé. Je pouvais courir, me balader seule dans la rue. Je me suis rendu compte que le monde était fait pour les hommes, même si je ne le formulais pas ainsi. J’adore Tomboy de Céline Sciamma pour ça. Quand je l’ai vu, je me suis dit : j’ai ressenti moi aussi ce que ça peut être, de vouloir être dans la peau d’un garçon.
Ariane Ascaride dans Au fil d’Ariane (2014) de Robert Guédiguian (c) Jérôme Cabanel
Vous êtes également membre du collectif 50/50, qui promet l’égalité et la diversité dans le cinéma français.
Sincèrement, ça me semble être la moindre des choses. L’arrivée de femmes dans le cinéma français a complexifié le regard des cinéastes sur leur corps, l’écriture de leurs rôles. Jusqu’aux années 1990, les beaux personnages féminins, on court derrière. Je ne parle pas d’un combat, car pour moi les hommes ne sont pas des ennemis, mais d’un échange plus égalitaire. Par exemple dans La Leçon de piano, Jane Campion magnifie autant Harvey Keitel qu’Holly Hunter, dans un échange érotique, sensoriel. Ce n’est pas que l’histoire d’une femme, c’est celle d’un homme attaché à la nature, à une culture rigoriste.
Portrait : (c) Richard Schroeder