Rencontre avec Angela Davis, l’une des dernières icônes militantes du XXe siècle. Le documentaire de Shola Lynch, Free Angela and all Political Prisoners, revient sur la genèse de son parcours activiste. Un demi-siècle en lutte continue, marqué par l’émergence et la permanence des causes qu’elle défend.
Le 7 août 1970, une tentative de libération d’un membre du Black Panther Party se conclut par la mort d’un juge. Angela Davis, une enseignante communiste et noire de l’université de San Diego qui est accusée d’avoir fourni les armes, est en cavale. Rattrapée par le FBI, elle est accusée dans un procès qui peu lui valoir la peine de mort. Fleurissent alors des banderoles « Free Angela » sur toute la planète. Le documentaire qui porte leur nom revient sur ces moments urgents qui ont forgé l’engagement d’Angela Davis.
« On me demande régulièrement pourquoi je me définis encore comme communiste, après toutes ces années. Ma réponse est toujours la même : à ce que je sache, le capitalisme n’a toujours pas été abattu. » Angela Davis savoure l’effet de son anecdote, appuie sur les mots là où c’est important. Elle se sait épiée pendant ce préambule d’une séance de débat qui fait suite à l’avant-première fin mars du documentaire de Shola Lynch. La réalisatrice n’intervient pas dans cet instant obligé. Le public est en train de chercher la jeune femme à l’afro et aux dents du bonheur qui s’est affichée sur les murs des années 1970 et 1972. Il la trouve. Même capacité à fixer l’attention, à synthétiser son propos autour d’idées techniques à la simplicité concrète. Pour exemple, ce conseil à une jeune étudiante : les réseaux sociaux à l’heure des mouvements Occupy, c’est bien, mais cela ne sert qu’à informer un mouvement, il a aussi besoin d’être organisé. « Communiste », prof de philo, militante, étudiante, prisonnière… Ou encore ce surnom de Sweet Black Angel, titre de la chanson que les Rolling Stones lui consacrent en 1972 et qui dit :
« J’ai un bel ange noir, j’ai une pin-up.
J’ai un bel ange noir accroché à mon mur.
Alors ce n’est pas une chanteuse, ni une star.
Mais ce qui est sûr c’est qu’elle parle bien et que c’est une fonceuse.
Mais cette fille est en danger, cette fille est enchaînée.
Mais elle poursuit son combat, prendriez vous sa place ? »
Comment définir Angela Davis ? On la retrouve le lendemain en compagnie de Shola Lynch, pas loin du musée du Louvre.
Chansons de stars du rock, prises de positions par des intellectuels internationaux, posters au murs des piaules d’étudiants. Entre 1970 et 1971, votre nom n’est plus un état civil, il devient un message, un slogan. Quand en avez-vous pris conscience ?
Angela Davis : J’ai un sentiment partagé par rapport à cette idée d’icône, de symbole. Après mon arrestation, j’ai eu des contacts réguliers avec mes amis, mes camarades et mes avocats. Du coup, même si je ne voyais pas les images télé, j’ai pu voir des photos des manifestations de soutien en ma faveur sur toute la planète. Ma famille me racontait chacune de ces manifestations par le menu. Mon frère, par exemple, était joueur de football américain dans l’équipe des Cleveland Brown. Lui et sa femme ont organisé le plus grand rassemblement politique de Cleveland depuis les années 1930… Donc je savais qu’il y avait des gens qui faisaient le maximum. Mais je n’ai pas pensé que ça participait à la transformation de mon image en un symbole. J’étais par contre consciente du dévouement et de l’investissement des gens. Je leur en serai toujours reconnaissante. Je ne pense pas qu’ils avaient en tête cette idée de symbole. Ils voulaient simplement me sortir de là. Par contre cette action était intégrée et s’est prolongée dans les mouvements contre le racisme et l’oppression.
Participer à ce documentaire vous a-t-il permis de reconsidérer ces évènements et votre engagement sous un autre jour ?
A.D. : Puisque j’étais en prison à l’époque, et que je n’avais pas accès à la télévision, je n’avais pas vu la plupart des images et des vidéos d’archives présentes dans le documentaire. Ce film a donc été l’occasion d’en apprendre d’avantage sur ma propre histoire. Shola a interrogé un agent du FBI qui participait aux recherches. J’ai ainsi découvert comment cette administration m’avait traquée et trouvée.
Les archives vous montrent dans des situations critiques mais cruciales dans votre parcours militant.
A.D. : C’est douloureux de replonger dans cette période. J’imagine que c’est le cas de n’importe qui lorsqu’il s’agit de se pencher sur son passé, surtout quand on y trouve des évènements tragiques. Mais en même temps, c’était bon de se rappeler les gens, aujourd’hui disparus, qui furent proches de moi. Ils ont été en quelque sorte ressuscités à travers le film. Participer au documentaire, c’était un mélange de chagrin et de joie.
Marxisme, système carcéral, féminisme noir, histoire des consciences…Les causes que vous avez épousées sont nombreuses. Lesquelles trouvent leurs sources dans la période présentée dans le documentaire ?
A.D. : La période qui est rapportée dans le film précède l’émergence du féminisme noir, ou de ce que l’on a appelé le féminisme des femmes de couleur. Vous pouvez voir dans Free Angela des éléments constitutifs du féminisme noir. Mais il faut noter que derrière ce terme se cache un raccourci pour parler de l’importance d’intégrer la dimension du genre dans les questions raciales et sociales. Ainsi aujourd’hui on parle de la nécessité d’intégrer de nouvelles dimensions, comme la préférence sexuelle ou les questions de handicap. C’est la continuité d’un processus. C’était donc très intéressant de revenir sur ces années fondatrices et formatrices. J’ai pu voir avec une certaine distance comment les choses se sont faites.
Shola Lynch : Voilà pourquoi il était intéressant de se concentrer sur cette période-là. Des gens m’ont demandé pourquoi je ne couvrais pas une partie plus étendue de la vie d’Angela. Pourquoi je ne faisais pas un documentaire sur l’ensemble de sa vie. Ça nous aurait demandé de faire ça en une série d’au moins dix épisodes ! Souvent, les origines d’un engagement sont masquées, difficiles à cerner. Comment expliquer les choix qui t’ont transformée toi, Angela l’étudiante, en une activiste politique de premier plan sur la scène internationale. Du point de vue d’un jeune d’aujourd’hui, cela parait impensable comme parcours. Je ne veux pas dire que c’était ton but au départ, mais il fallait comprendre comment cela est arrivé de manière empirique. Je pense que cela donne du courage aux jeunes, aux femmes, à tous ceux qui sont investis dans les luttes liées aux problèmes judiciaires.
Votre libération peut être perçue de manière amère. Finalement, le système judiciaire américain ne semble pas être transformé par la pression populaire qui réclame un traitement égal entre Blancs et Noirs. Il bat simplement en retraite, il lâche l’affaire. Pour cette fois seulement.
A. D. : Je n’y pensais pas en ces termes. Mais à ma libération, je voulais être sûre que toutes les personnes qui avaient soutenu le mouvement pour ma libération poursuivent la lutte. Qu’ils ne considèrent pas ma libération comme une fin. La lutte continuait. La lotta continua.
S. L. : Ce qui me frappe, c’est qu’après toutes ces années, tu ne sois pas devenue une militante aigrie. J’ai vu dans un entretien que tu estimes que l’on ne peut pas supporter le militantisme si on est aigri. Mais au bout de quarante ans d’activisme…
A. D. : Oh tu sais… plus que ça…
S. L. : Ah ah, je minimise ! Allez, disons des décennies d’engagement. Ça parait intenable.
A. D. : Mais tu sais, j’ai grandi dans un milieu… entourée de gens qui ont été des militants toute leur vie. La meilleure amie de ma mère est toujours en vie, elle a 98 ans. Elle va toujours à des rassemblements politiques, des meetings, des manifestations pour des luttes actuelles.
S. L. : Ça veut dire que tu n’es qu’à mi-chemin de ta vie militante ?
A. D. : Oui.
Hier, vous évoquiez le fait que l’on vous demande souvent pourquoi vous vous définissez encore comme une communiste. N’y a-t-il pas un danger à placer son militantisme dans une forme d’anachronisme ?
A. D. : C’est vrai. Mais une des leçons que j’ai tirée de ces années d’engagement, c’est qu’une personne ne peut pas tout faire. Il faut se concentrer sur une cause. Sinon on se disperse, on gaspille son énergie. Et l’on n’arrive à rien. Par contre, il est tout à fait possible de rester alerte et attentive aux connexions, aux liens qui peuvent se tisser entre des causes militantes différentes. Reconnaitre par exemple les liens entre les luttes contre la précarité du travail et les luttes pour les droits des femmes. Ou alors les liens entre les causes antiracistes et les luttes émergentes pour le mariage pour tous, ou les droits des handicapés. En ce moment par exemple, je suis très investie dans la libération des prisonniers politiques palestiniens. Il faut apprendre à se concentrer sur une cause. Mais il faut rester attentif, être conscient que les luttes entretiennent des liens intimes, organiques. Pour répondre à ta question Shola, j’ai été marquée moi aussi par l’énergie et l’optimisme de certains Palestiniens qui subissent pourtant une répression intense dans leur vie quotidienne. Si tu es aigri ou aveuglé par la colère, tu ne peux pas supporter une lutte d’une durée aussi longue. Il faut que tu trouves un moyen d’insuffler de cette égalité, cette justice, cette paix dans ton quotidien. Sinon ton activisme n’est pas soutenable.
Aujourd’hui, estimez-vous que votre affaire a eu un impact sur le système judiciaire américain ?
A. D. : D’une certaine façon, je pense que pendant le procès, j’étais perçue comme un cas exceptionnel. C’est quelque chose que je ne voulais pas. Je ne voulais pas être une exception, par rapport aux autres personnes qui étaient en prison pour des raisons politiques. Et mêmes si certaines personnes étaient bien responsables des faits pour lesquelles elles étaient condamnées, nombreuses sont celles qui ont passé leur vie entière en prison. Mon coaccusé est toujours en prison. Il y est depuis plus de cinquante ans, et il n’y a rien qui puisse justifier cela. C’est l’une des raisons pour lesquelles je milite pour l’abolition des prisons en tant que modèle punitif dominant. Voilà pourquoi j’encourage les gens à penser à des alternatives en matière de justice. Une justice qui n’est plus basée sur la vengeance et le châtiment, mais qui chercher à rétablir des relations entre les hommes.
Free Angela and all Political Prisoners de Shola Lynch (1h37)