Votre précédent film, The Color Wheel, était typique du mumblecore, ce courant du cinéma indépendant américain caractérisé par ses petits budgets et le recours à des acteurs non professionnels… Cette fois vous tournez avec une plus grosse équipe et des acteurs reconnus. Où vous situez-vous dans le cinéma américain actuel ?
Je n’ai pas l’impression d’appartenir à un quelconque mouvement. Je pense que le mumblecore, c’est surtout une manière pratique de réunir des réalisateurs indépendants qui sont en réalité très différents. Mais tous les petits réalisateurs qui faisaient des petits films il y a six ans font des films avec plus d’argent aujourd’hui… Aucun mouvement ne reste figé très longtemps. Pour ma part, c’était cool de pouvoir déléguer à une équipe entière de professionnels, un vrai luxe !
Quel était le point de départ de Listen Up Philip ?
Je voyageais beaucoup, de festival en festival, pour présenter The Color Wheel, ce qui fait que je me suis éloigné de New York et de mes proches. C’est ce qui arrive aux gens qui ont du succès ou qui sont très occupés. J’ai eu envie de faire un film où l’on ne reste pas toujours avec le personnage principal et où l’on observe ce qui se passe dans son entourage quand il n’est plus là. J’ai donc décidé de passer d’un personnage à l’autre : c’est une structure qui me semble adaptée pour raconter une histoire qui se passe à New York, une ville où tout le monde est tout le temps en interaction.
Vous montrez New York comme une ville agressive et anxiogène : Philip doit s’exiler à la campagne pour trouver l’inspiration.
C’est lié à mon expérience de la communauté artistique de cette ville, que je n’ai jamais vue représentée de cette manière au cinéma et que je voulais montrer sans œillères. Je voulais filmer autre chose que l’image idyllique d’une ville magique où la créativité est hyper vivante et où tout le monde a bon esprit…
À quoi ressemblait le scénario de ce film très bavard ?
Le scénario était très écrit, très long et dense. Mais je travaillais avec des acteurs professionnels pour la première fois, donc je devais leur laisser la liberté qu’ils méritaient et dont ils ont besoin pour apporter leurs idées, des idées que je n’aurais jamais eues. La scène de fête chez Ike, d’inspiration très cassavetsienne, a été complètement improvisée : on se laissait emmener par Jonathan Pryce, c’était très excitant.
Ike, que Philip admire profondément, a sacrifié sa vie et sa famille au nom de son art. Que pensez-vous de ce culte de l’artiste ?
Mon expérience dans le cinéma m’a montré que les gens talentueux et créatifs ont beaucoup plus de liberté pour mal se comporter que les autres. Très souvent, les célébrités ne sont pas punies pour leurs crimes. On pardonne aux gens brillants leurs défauts beaucoup plus facilement. Cette idée est à la base du film.
Malgré son talent, Philip est en effet condescendant, autocentré, voire méchant. Pourtant, on sent que vous ne le blâmez pas.
Il n’y a pas de haine ou de jugement de ma part : je ne passerais pas deux ans à faire un film sur un personnage qui ne m’intéresse pas. C’est parce qu’ils échouent et qu’ils prennent des mauvaises décisions que ces personnages sont captivants à suivre. Ce qui m’intéresse, c’est justement de voir jusqu’où ils iront avant de se retourner.
Philip n’évolue pas, même au contact de son mentor, Ike. Vous ne croyez pas à la rédemption ?
La rédemption, c’est plus dans les films que dans la vie. C’est un dispositif, une porte de sortie utilisée au cinéma ou dans les livres pour faire plaisir au public. La plupart des films qui montre un mentor et un prodige se concluent sur un changement mutuel, mais pour cette histoire, ça ne me paraissait pas réaliste.
Pourquoi avez-vous choisi Jason Schwartzman pour le rôle ?
En écrivant le film, je ne pensais pas qu’on pourrait l’avoir, mais je voulais quelqu’un dans son style. Quand, après avoir envoyé le scénario à son agent, on a appris qu’on allait faire le film avec lui et pas avec un ersatz, on était aux anges. Jason parvient à apporter de la douceur et de la sympathie au personnage, malgré sa vraie nature. Il a naturellement amené de la nuance et de l’ambiguïté.
Le film parle très peu de sexe, alors même que les relations de couple y occupent une place centrale. Pourquoi ?
J’ai volontairement évité tout partage d’intimité avec les personnages : vous ne voyez jamais Ike en pyjama ou Philip et Ashley ensemble au lit… Le film souligne l’isolement et le manque d’amour que Ike et Philip expérimentent, donc cela fait sens qu’ils ne soient jamais vus dans un moment d’intimité ou de joie.
Pourquoi cette dichotomie entre les hommes, puérils, bornés et égoïstes, et les femmes, aimantes et réfléchies ?
Je voulais deux lignes d’arrivées distinctes : à la fin, les deux personnages masculins n’ont pas évolué du tout, alors que les trois femmes ont avancé en rejetant justement l’attitude néfaste des hommes. C’était la trame du film : trois femmes qui disent : « Trop c’est trop. »
Si le ton est souvent cruel, il y a aussi beaucoup d’humour dans le film. Cet équilibre était-il important à trouver ?
Il y a beaucoup de noirceur et d’intransigeance dans le film, mais les spectateurs sont aussi là pour passer un bon moment… C’est pour ça que j’ai introduit de l’humour et un peu de légèreté dans ces propos graves. Ce film, c’est un drame, avec des gens drôles.
Vous êtes un grand admirateur de Philip Roth. Dans quelle mesure son œuvre a-t-elle influencé le film et les personnages ?
C’est le meilleur. Il a énormément influencé l’écriture et la narration du film. Même si je faisais un film d’horreur, il y aurait du Roth partout. Mais pour modeler les personnages, je me suis inspiré de gens que je connais vraiment, pas d’écrivains que je n’ai jamais rencontrés.
Le film tient aussi de Woody Allen.
Maris et Femmes (1992) a de loin la plus grande influence visuelle et stylistique sur le film : les mouvements de caméra, la palette de couleurs, l’esthétique, les décors, les costumes… Sur le fond aussi, il a eu son influence. Contrairement à ce que fait Woody Allen d’habitude, Maris et femmes est un film assez désordonné, il y a une forme de liberté qui m’a désinhibé pour laisser surgir des moments qui n’étaient pas prévus dans le scénario.
Quel est votre prochain projet ?
Je suis en train de monter un film qui aura pour titre Queen of Earth. Je l’ai tourné en septembre, cette fois encore avec Elisabeth Moss. C’est l’histoire de deux femmes un peu dérangées qui partent en vacances au bord d’un lac. C’est une sorte de thriller inspiré des Larmes amères de Petra von Kant (1972) de Rainer Werner Fassbinder. Après les hommes, c’est au tour des femmes d’être mises à l’épreuve.
Listen Up Philip
d’Alex Ross Perry (1h48)
avec Jason Schwartzman, Elisabeth Moss…