
Shoah de Claude Lanzmann est à la fois un monument du cinéma et l’un des films les plus complexes en termes de représentation. Comment avez-vous abordé ce double défi ?
Ce n’était clairement pas un projet comme les autres. En travaillant sur les concepts d’affiche, j’ai compris qu’il y avait beaucoup de place pour la créativité, mais qu’il fallait faire très attention à ne pas dénaturer le message. Trouver le bon équilibre entre sensibilité et impact visuel était essentiel. Je ne pouvais pas être trop choquant avec l’image, ce n’est pas ce type de projet. Mes discussions avec mk2 Films, le distributeur du film, ont été extrêmement utiles pour finaliser le concept de l’affiche.
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Qu’avez-vous ressenti en voyant ce film ? Comment vos émotions et vos réflexions se sont traduites dans votre affiche ?
J’ai été profondément bouleversé dès le début. Écouter les témoignages des survivants de l’Holocauste vous fait prendre conscience que tout cela ne s’est pas produit si loin de nous. Ce documentaire est incroyable, mais j’ai dû le regarder en plusieurs fois pour pouvoir assimiler tout ce qu’il contient, car c’est une œuvre d’une grande intensité. Pour l’affiche, j’avais d’abord envisagé des idées à partir des personnages principaux, combinés à des éléments comme l’entrée d’Auschwitz, des rails de train ou une bobine de film. Je voulais capter ce qu’ils avaient vécu sans pour autant être trop explicite.
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Comment avez-vous eu l’idée de représenter tous ces yeux ouverts sur les rails menant à Auschwitz ? Quelles techniques avez-vous utilisées ?
Après avoir reçu des retours sur mes premières esquisses, j’ai commencé à réfléchir à la manière de représenter les nombreux témoignages en utilisant des bouches. Puis, cela m’a fait penser à un autre symbole universel : les yeux. J’ai donc conçu plusieurs concepts mettant en avant le camp à travers les regards des différents témoins. Le principal défi était de conserver l’arrière-plan reconnaissable – en l’occurrence, l’entrée d’Auschwitz – tout en le recouvrant de nombreux regards. Une fois le concept validé, j’ai réalisé l’illustration avec une tablette Wacom [une tablette graphique avec stylet, ndlr.]
En tant que designer polonais, cela signifie-t-il quelque chose de particulier pour vous de créer la nouvelle affiche de Shoah ?
Oui, absolument. C’est un sujet qui m’intéresse particulièrement, car il est essentiel de ne jamais oublier ce qui s’est passé, surtout à une époque où la désinformation et la réécriture de l’Histoire sont de plus en plus présentes. En tant que graphiste, je considère ce thème comme l’un des plus exigeants. Et en tant que citoyen polonais, je suis simplement heureux de pouvoir, à ma manière, contribuer à transmettre la vérité sur l’Holocauste.
Vous dites avoir été influencé par l’École Polonaise de l’affiche de cinéma et par le surréalisme. Comment vous réappropriez-vous ces esthétiques dans votre travail ?
J’ai toujours été attiré par le surréalisme, donc lorsque j’ai commencé à créer des affiches, ça a été inspiration naturelle pour moi. Mais une affiche doit être claire et compréhensible, ce qui est souvent à l’opposé du caractère parfois illogique du surréalisme. C’est donc plus une influence visuelle qu’une reproduction directe du style.
J’aime mélanger des symboles de manière surprenante et audacieuse pour mieux faire passer le message de l’affiche. Cette approche est similaire à celle de nombreux artistes de l’École Polonaise de l’affiche de cinéma, qui ont développé leur propre langage graphique. J’ai beaucoup appris à ce sujet grâce au professeur Grzegorz Marszałek, un célèbre affichiste polonais, lorsque j’ai suivi son atelier d’affiches pendant mes études.


Pouvez-vous nous parler de la création de deux de vos œuvres que nous apprécions particulièrement à la rédaction : vos affiches pour Pornographie de Witold Gombrowicz et Pauvres créatures de Yorgos Lanthimos ?
Je suis ravi que vous aimiez ces affiches ! L’affiche de Pauvres créatures est l’un de ces projets spontanés qui se sont imposés à moi. J’ai adoré le film et, en le regardant, j’ai ressenti l’envie immédiate de créer une affiche alternative. L’idée de la tête de Bella prise dans un filet m’est venue en premier, puis j’ai développé le concept en intégrant les autres personnages sous forme d’hybrides mi-homme, mi-animaux.
Pour Pornographie, j’ai été commissionné par le Théâtre Populaire Jan Kochanowski de Radom. J’ai proposé quatre concepts initiaux, et celui qui a été retenu s’est imposé comme une évidence dès le départ. Il représente des bouches en train de s’embrasser à l’endroit où devraient se trouver les yeux de l’homme, ce qui crée un effet de perversion troublant. C’est un design à la fois simple et puissant, ce qui est ma manière préférée de réfléchir à une affiche.