Après L’Inconnu du lac, son thriller exhibo et jubilatoire, l’espiègle Alain Guiraudie revient avec un conte délirant, Rester Vertical. Le réalisateur albigeois y suit Léo (Damien Bonnard), un scénariste qui cherche le loup sur un causse lozérien. À travers les pérégrinations sexuelles de son héros avec une bergère (India Hair), le père de cette dernière ou un vieillard solitaire, Guiraudie offre un concentré tourmenté de ses obsessions : la paternité, la précarité, la gérontophilie et la peur de la page blanche… Rencontre.
Léo est un cinéaste sans cesse à court d’argent. Ça sent un peu le vécu, non ?
Dans mes films, je parle toujours beaucoup de moi. Entre deux films, je suis libre comme l’air. Mais, en même temps, il faut faire gaffe à ne pas tomber dans la précarité. Ça peut m’arriver, comme Léo, d’appeler mon producteur pour qu’il me fasse un chèque… Je voulais évoquer le moment de bascule où la liberté se transforme en précarité.
À travers les tâtonnements de Léo, qui n’arrive pas à écrire son scénario, le film distille une certaine inquiétude relative à la création.
Plus j’avance, plus je doute. Quand j’étais jeune cinéaste, à l’époque de Du Soleil pour les gueux ou de Ce Vieux rêve qui bouge, j’écrivais le scénario en hiver, je préparais le film au printemps et je tournais en été. En général, j’avais seulement une petite aide de la région, mais je faisais avec, je bouclais le financement avec mon propre argent. C’était un vrai geste, quoi. Maintenant, avant d’entamer un long métrage, je consulte des producteurs, des proches, pour savoir si ça vaut vraiment le coup.
Léo est en errance, il ne sait jamais où se poser : il déambule entre un causse lozérien, Brest, et le Marais poitevin. Après L’Inconnu du lac, qui se déroulait dans un lieu unique, dans les fourrés près d’un lac, vous aviez envie d’une géographie plus éclatée ?
Je voulais que le film soit proche de l’œuvre de David Lynch, avec une narration plus onirique dans laquelle l’espace-temps est incertain. C’est à ça que me sert le cinéma : à déplacer mon quotidien dans une autre dimension. Je fais aussi des films pour être dans des lieux que j’aime. Ces trois endroits tracent une diagonale que j’emprunte régulièrement en voiture. J’ai l’impression qu’on n’a pas l’habitude de les voir au cinéma. J’ai choisi le Marais poitevin pour son côté bayou ; Brest pour ses belles perspectives ; quant au causse, il me plaisait pour son ampleur mythique, on dirait un paysage de western. On est en France, mais on n’a pas l’impression d’y être.
Durant tout le film, une menace plane dangereusement, celle des loups qui déciment les brebis. Cette figure renvoie, comme souvent dans votre cinéma, au folklore du conte, tout en concentrant une dimension plus politique.
La base du film, c’est une question indémerdable à laquelle j’ai été confronté en discutant avec des éleveurs drômois. Pour eux qui ont subi des attaques de loups, il ne faut pas que les meutes se développent. Et, en même temps, s’il n’y avait plus de loups en France, moi, ça me poserait problème. J’aime l’idée qu’il y ait des loups à l’état sauvage. C’est un problème inextricable, qui me passionne tellement que j’ai failli en faire un documentaire. Finalement, la fiction m’a permis de fouiller dans des recoins plus existentiels : le loup souhaite-t-il seulement vivre en paix, ou nous veut-il du mal ? Je crois vraiment à cette nécessité de rester vertical, debout : c’est important de résister face au loup, et même peut-être de s’en faire un ami.
Léo rencontre une bergère, avec laquelle il a un enfant, mais qui les abandonne tous les deux. À quoi tient ce rapport anxieux à la paternité ?
C’est un film sur l’altérité, et le bébé, c’est l’autre suprême, celui auquel on ne comprend rien et avec lequel on est en empathie totale. Et puis, après tous les débats qu’on a entendus récemment sur la théorie du genre, ça me plaisait de montrer un mec qui trouve ça pas mal de se retrouver seul avec son bébé. Elle part de son plein gré, mais c’est quand même lui qui la fout un peu dehors.
Dans L’Inconnu du lac, vous filmiez le sexe de façon pas farouche. Dans Rester Vertical, c’est la naissance et la mort que vous montrez frontalement. Il y a d’abord la séquence de l’accouchement en gros plan. Puis cette scène pendant laquelle Léo sodomise le vieux Marcel tout en l’euthanasiant. Comment avez-vous pensé ces deux séquences très crues ?
J’avais envie d’affronter mes peurs dans ce film : la peur du loup, du sexe de la femme, des nouveau-nés, de la mort… J’ai pensé ces deux scènes de sorte que la naissance soit organique, en plan très serré ; tandis que le suicide assisté devait être lyrique, en plan large. En ce qui concerne l’accouchement, j’étais intéressé par l’aspect monstrueux du bébé qui sort du ventre. On dirait un alien, ou une espèce de larve – c’est tout bleu, inanimé… Pour la mort du vieux, je ne me suis pas soucié du caractère pornographique de la scène, mais de rendre beau ce qui aurait pu être glauque. Je voulais aller contre ce qu’on peut voir dans des films comme Quelques heures de printemps (2012) de Stéphane Brizé : une vieille personne condamnée par la maladie à qui l’on fait une injection létale et qui meurt toute seule dans son coin. J’aime bien l’idée que, jusqu’au bout, on a envie d’amour et de sexe.
Le vieil homme écoute Pink Floyd à longueur de journée, comme s’il était resté bloqué dans les années 1970. C’est une période qui vous tient à cœur ?
Oui, je suis né en 1964, donc ce sont les années de ma formation culturelle. Je me dis qu’un jour je pourrais être ce vieux qui vit au bord de la route et qui écoute Pink Floyd, Deep Purple, les Doors… Politiquement, aussi, je me sens vraiment un enfant de Mai 68, de la lutte du Larzac … J’ai surtout la nostalgie de mon enfance. Dans le film, il y en a des traces : quand Léo dort avec l’agneau dans la bergerie, ce sont de vieux souvenirs. Je suis né à la campagne, dans une famille d’agriculteurs. Il arrivait qu’on dorme dans l’étable, pour ne pas laisser les vaches toutes seules. C’était vachement bien.
On pourrait interpréter l’attraction de Léo pour Jean-Louis, le vieil et rustre agriculteur, qui est aussi le père de la bergère, comme une envie de se rapprocher intimement du monde de la paysannerie traditionnelle, qui tend à disparaître…
Oui, j’ai une grande tendresse pour les paysans, les ouvriers, les vieux. En filmant le personnage de Jean-Louis, j’avais vraiment l’impression de parler d’un monde pratiquement perdu. Cette agriculture où on prend le temps d’amener les brebis au champ, je ne sais pas combien de temps ça va durer… Et puis il faut péter la gueule à cette idée que la sensualité, la sexualité ou l’homosexualité ne concernent que des jeunes gens bien foutus qui vivent en ville. Pour moi, c’est un vrai enjeu politique.