Alain Gomis, sensationnel

Dans Andalucia, vous citiez un discours de Lumumba, figure de l’indépendance du Congo. Que représente pour vous ce pays ? C’est un endroit mythique, comme Cuba ou Haïti. C’est une histoire politique, bien sûr, c’est un pays qui révèle notre monde de plein de manières. C’est un lieu central en Afrique par sa situation géographique,


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Dans Andalucia, vous citiez un discours de Lumumba, figure de l’indépendance du Congo. Que représente pour vous ce pays ?
C’est un endroit mythique, comme Cuba ou Haïti. C’est une histoire politique, bien sûr, c’est un pays qui révèle notre monde de plein de manières. C’est un lieu central en Afrique par sa situation géographique, mais c’est aussi un grand pays. C’est-à-dire que le jour où il se met en marche, se structure, ça va être un mastodonte. C’est un endroit d’une puissance potentielle énorme, et déjà d’une culture énorme: il y a une écriture musicale véritable, des plasticiens, des écrivains. La musique du Kasai Allstars a été mon point d’entrée dans le pays, et en même temps je craignais un peu d’y aller, je me disais: est-ce que ça va être une déception, est-ce que je suis prêt à affronter cette réalité-là, est-ce que je vais y trouver ce que j’espère? Et c’est exactement ce parcours que raconte le film.

C’est difficile de financer un film tourné en République démocratique du Congo, en langue étrangère ?
C’est difficile, ouais. Tourner un film en lingala, ça suppose par exemple que je n’ai pas l’avance sur recette du CNC, puisqu’il faut 51% de langue française pour y avoir droit. Ça signifie donc trouver d’autres sources de financement. Ce film est une coproduction entre la France, le Sénégal, la Belgique, le Liban, le Gabon, l’Allemagne. Kinshasa aune réputation, c’est une ville et un pays qui font un peu peur, il fallait convaincre qu’on pouvait tourner un long métrage là-bas. L’autre difficulté est liée à l’écriture même du film. Et là on rejoint un autre truc, qui est la difficulté pour les films d’auteur d’avoir une narration qui ne soit pas classique. On nous soumet à une oppression dramatique incroyable. C’est pour ça que je me suis attaché au fur et à mesure des années à une vraie indépendance.

Le parcours de Félicité dans les rues de Kinshasa est jalonné de violence. Vous l’avez pensé comme un parcours sacrificiel, de mise à nu ?
Oui, je l’ai pensé comme un entonnoir, dans lequel on se rapproche de plus en plus d’elle. Au départ, elle peut paraître un peu agressive, dure, pas forcément très séduisante. Puis on se rend compte à quel point elle est seule; que sa rectitude, sa droiture se paient par la solitude. Sa difficulté à faire des compromis, qui est aussi ce que j’admire chez elle, est le point central de son problème. Elle a une espèce d’exigence sur la vie qui est irréconciliable avec la vie elle-même.

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Le film joue beaucoup sur les contrastes, notamment entre les séquences de jour et de nuit, la musique traditionnelle du Kasai Allstars et celle de l’orchestre philharmonique de Kinshasa…
J’essaie qu’on soit présent aux choses. Quand on est dans une séquence de nuit, eh bien c’est la nuit ! Donc ça n’a pas de sens de l’éclairer avec des projecteurs partout, je préfère opter pour une caméra ultrasensible et avoir une sensation de nuit – quand t’es pas sûr d’où tu mets les pieds, que t’es obligé de t’abandonner. C’est vrai que c’est un film qui est des deux côtés, du visible et de l’invisible. C’est comme quand tu prends un coup de poing, il y a la phase concrète qui ne dure qu’un quart de seconde, et puis après il y a la digestion, comment tu vis avec. C’est presque là que le coup de poing existe le plus. Pour moi, ça fait partie de notre façon de vivre, on avance un peu en crabe, non? À la fois dans le réel et dans l’irréel.

Félicité est chanteuse au sein du Kasai Allstars, et il y a aussi les scènes de répétition de l’orchestre philharmonique de Kinshasa qui ponctuent le film. La musique est idéale pour retranscrire ce flottement entre le réel et l’irréel ?
Absolument. On est où quand on écoute de la musique? Je suis incapable de répondre à cette question. On est dans ces espaces flottants qui rejoignent le rêve, la pensée, qui sont pour moi les vrais espaces de vie. Un de mes grands plaisirs, c’est de travailler le son. Parfois, en supprimant le son, ou en ne gardant que quelques éléments, l’image prend une espèce de profondeur, ça fait qu’une image passe de quelque chose de très concret à quelque chose qui ne l’est plus du tout. Par exemple, c’est comme si je te filme d’ici mais que le son est tel qu’entendu par quelqu’un qui est là-bas. C’est vachement bien parce que ça permet de ne pas être forcément dans le point de vue de la caméra: le son change le point de vue.

Vos films suivent toujours des parcours intimes compliqués, qui se traduisent par des personnages qui arpentent les rues, bougent beaucoup. Le mouvement est intimement lié à votre manière de voir le cinéma ?
Chaque film est différent, et pour celui-là il y a un truc de l’inconfort, de l’étrangeté, du fait que je ne parle pas la langue, que c’est un pays que je découvre en faisant le film. Il fallait dès le départ être souple, aux aguets. Donc caméra épaule, pouvoir tourner à 360 degrés et faire en sorte que tous les accidents soient bienvenus. Construire la matière en même temps qu’on la voit, c’est une sensation… plus j’avance et plus mon plaisir de tourner est immense. Après, le mouvement interne d’un film, qu’est-ce que c’est? C’est vraiment une question qui m’intéresse. C’est comme trouver le bon angle sur un bateau pour prendre le maximum de vent. Là, on a essayé de suivre le mouvement, de l’accompagner, un peu comme du taï-chi. Mais que devient ce mouvement interne si on le filme de façon plus fixe?

Vos premiers longs métrages traitaient d’identité, de racisme, de ce que signifie être noir ou d’origine immigrée en France (L’Afrance, Andalucia). Vous n’avez plus envie de porter ce discours politique, de tourner en France ?
J’aimerais pouvoir échapper, justement, à cette dialectique-là. On ne peut pas parler pendant cinquante ans, au même endroit, du même problème; à un moment, il faut avancer. Ce discours, je l’ai porté; maintenant, pour moi, il y a un truc qui est acquis, et que je veux porter comme acquis. Il y a des retours en arrière qui sont affligeants, et, en même temps, je crois que ça bouge dans la tête des gens. Et ceux qui ont envie d’être à la traîne, laissons-les. C’est plus leur problème que le mien. Continuons d’avancer. Il se trouve que le monde bouge pour de vrai. Pour moi, ce qui est politique aujourd’hui, c’est de montrer l’Afrique telle qu’elle est, ni fantasmée ni idéalisée, mais riche.

«Félicité»
d’Alain Gomis
Jour2fête (2 h 03)
Sortie le 29 mars