Le légendaire John Waters (Female Trouble, Polyester) s’est réinventé en maître à penser. Le réalisateur du dément Pink Flamingos (1972), film célèbre notamment pour la scène dans laquelle la drag-queen outrancière Divine mange une crotte de chien, est aujourd’hui performeur, plasticien, et écrivain. Dans son ouvrage Mr-Know-It-All, sorti en mai aux États-Unis, le dandy trash de Baltimore raconte sa carrière, de l’underground queer à Hollywood, à coups de leçons de vie détraquées. On l’a rencontré en août, alors que le festival de Locarno lui remettait un prix d’honneur, célébrant ainsi une vie passée dans le vice.
C’est quoi la sagesse, pour vous ?
Savoir négocier. En cinquante ans, c’est ce que j’ai appris. C’est super d’être enragé quand vous avez 20 ans, mais à 70 ans je trouve ça déprimant. Si, à la fin de ma carrière, tout le monde détestait ce que je fais comme au début, je ne serais plus là… À mon avis, on ne peut plus blâmer ses parents à partir du moment où on a atteint la trentaine, c’est injuste. Bon, certes, le monde est injuste. Si le karma existait, Donald Trump ne serait pas en vie et Divine serait toujours là.
C’est vous qui avez trouvé le nom
de scène de Harris Glenn Milstead, Divine. C’est une référence
à un personnage de Notre-Dame-des-Fleurs (1943) de Jean Genet.
Quel est votre rapport à l’œuvre de l’écrivain ?
Je me rappelle que ça m’amusait beaucoup qu’une drag-queen aussi cinglée
ait un nom qui ait un rapport avec Dieu. J’ai lu Genet quand j’étais au lycée.
J’étais dans un établissement catholique, et les profs préféraient me voir lire
plutôt que semer le chaos. Ils pensaient : « Qu’il est mignon, il lit… » Mais s’ils avaient su
que je lisais les œuvres complètes de Jean Genet, du marquis de Sade et de
William Burroughs…
Aussi obscènes soient-ils, vos films du début ont eu
leur première dans des églises. Comment est-ce possible ?
C’est difficile à imaginer aujourd’hui, mais pendant les sixties il y avait des rassemblements de gauche anti-guerre du Viêt Nam dans les églises. À Baltimore, il y avait ce groupe de militants catholiques – dont certains étaient prêtres –, les Catonsville Nine, qui ont mis le feu à des livrets militaires. Ça n’arriverait plus, mais ces types ont autorisé la projection de certains de mes films. Bien sûr, ils ne les ont jamais vus. Les seuls qui sont entrés par hasard se sont évanouis. Pour Multiple Maniacs, on avait tourné dans une église : c’est la scène dans laquelle Divine a un orgasme parce qu’une religieuse lui glisse un chapelet dans son rectum. Le pauvre prêtre qui nous avait laissés filmer dans sa sainte bâtisse n’était pas présent pendant le tournage. Il m’a ensuite demandé : «Je vous en supplie, ne dites jamais à personne que vous avez fait ça ici.» Je n’ai jamais trahi sa parole.
Jeanne Moreau considérait que vous faisiez de la poésie.
Vous êtes d’accord ?
Je l’avais rencontrée à Cannes, où on faisait tous deux partie du jury du
festival. Après ça, je l’avais invitée à la première française de A Dirty
Shame, et elle s’était
assise à côté de moi. J’étais ultra nerveux et j’ai sorti : « Euh, on a eu
quelques problèmes de censure. » Là, elle m’a répondu : « Pourquoi ? C’est de
la poésie. » Personne
ne m’avait jamais dit ça sur un de mes films : ni avant ni après. J’ai eu des frissons.
La poésie tord les mots, les images, pour vous confronter à quelque chose de
plus trouble, de moins évident. La plupart des artistes que j’aime ont fait ça.
Fellini, Pasolini… Ils prenaient ce qui est horrible, déprimant ou même
ordinaire, pour en tirer de la beauté.
Avec les Dreamlanders, votre bande d’acteurs (Divine,
Mink Stole, David Lochary, Edith Massey…), vous étiez une sorte de gang. Quel
est votre plus gros coup ?
Je n’en suis pas très fier, mais, une veille de Noël, on conduisait sous
LSD. On s’arrêtait juste pour casser les carreaux des voitures, prendre tous
les cadeaux dans les coffres et les déballer. Là, on disait : « Regardez
cette merde », et on les
jetait à la poubelle. Les filles trouvaient les reçus, rapportaient les cadeaux
aux magasins, et on gardait l’argent. Bon, j’irais certainement en enfer, mais
j’ai un ami junkie qui a fait pire. Lui, il avait l’habitude d’aller dans les
cimetières la veille de Noël et de profiter de la détresse des gens en deuil
pour leur faire les poches. Encore une fois, le karma n’existe pas, car ce type
est toujours en vie.
Si vous deviez former un nouveau gang aujourd’hui, ce
serait avec qui ?
Avec des jeunes gens, pas des vieux. Quand je pars en tournée avec mon
spectacle This Filthy World , je
suis ravi de rencontrer mon nouveau public. C’est un nouveau gang, un monde
meilleur. Enfin, pas pour tous. Il y a beaucoup de pauvreté, je le vois bien à
Baltimore. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut s’en remettre aux plus jeunes.
Ce ne sont pas les vioques qui ont les réponses. C’est pour ça que j’ai voté
pour DeRay McKesson, un activiste gay issu du mouvement Black Lives Matter,
lorsqu’il s’est présenté en 2016 à l’élection municipale de Baltimore.
À l’âge de 70 ans, vous avez repris du LSD. Quels
conseils donneriez-vous à tous les seniors qui voudraient tenter l’expérience ?
Déjà, ces conseils ne s’appliquent pas aux jeunes – avec leurs microdoses, ce sont vraiment trop des petits joueurs. Les seniors peuvent en prendre s’ils l’ont déjà fait il y a cinquante ans, qu’ils n’ont jamais eu de bad trip, et s’ils ont le sentiment que ça les a aidés dans la vie. Après le trip, quand on leur fera une remarque sur le fait qu’ils sont gâteux, ils pourront rétorquer : « Non, je suis défoncé. »
Dans Cecil B. Demented (2000), chaque terroriste cinéphile
porte un tatouage avec le nom d’un réalisateur. Vous avez écrit que, si vous
deviez vous en faire faire un, ce serait Joseph Losey.
Oui, mais allez ! je change. Aujourd’hui, ce serait Bruno Dumont. Jeannette.
L’enfance de Jeanne d’Arc est tout en haut de mon top de l’année dernière.
Dans le cinéma où je l’ai vu, tout le monde avait tellement l’air de détester
le film ;
moi, je jubilais, je ne pouvais pas y croire. Au début, je me demandais : « Est-ce
qu’ils vont vraiment chanter de façon aussi bizarre pendant tout le film ? » Et oui !
Dans Mr-Know-It-All, vous faites part de votre désir de créer un collectif
queer radical nommé ACT BAD. Pour vous, les queers doivent intensifier
l’offensive contre la domination hétéro ?
Je suis content que tout le monde puisse se marier. Mais, parfois, ça me
manque un peu, ce côté hors-la-loi. J’aimerais que notre discours ressemble
plutôt à ça : « Fini Lady Gaga et son
“Born This Way”. On est gays, on est une armée et on recrute. ATTRAPEZ-LE ! »
Judith Butler a été inspirée par votre film Female Trouble (1974) pour le titre de son essai Trouble dans le genre (1990). Vous lisez des essais théoriques
féministes et queer ?
Oh oui, j’en lis plein. Female Trouble, c’était déjà féministe de titrer le film comme ça. Car, quand j’étais jeune, c’était une métonymie hypocrite pour faire comprendre que les filles avaient leurs règles. Ce titre m’a été inspiré par une mésaventure avec son « problème de fille » qui est arrivée à mon amie Cookie Mueller . Elle était allée voir le médecin à Provincetown, où tous les docteurs sont gays, et l’un d’eux lui avait dit : « Non, désolé, les vagins, je ne peux pas. » Ce qui est tellement illégal ! Donc, quand elle m’a raconté ça, j’ai eu l’idée du titre pour me moquer d’eux. Car je hais les hommes misogynes. Et aussi les gays qui n’aiment pas les lesbiennes. Je suis un « lesbro » – c’est un nouveau mot que j’adore. Par contre, je suis fan des femmes qui haïssent les hommes. J’aime lire des théories radicales sur la sexualité. Par exemple, je suis fasciné par ce qu’écrit Andrea Dworkin, même si je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’elle dit. Elle ne l’a pas vraiment formulé comme ça mais, bon, elle a presque dit que le sexe hétéro était une forme de viol. Elle va tellement loin !
Quels débats actuels propres aux communautés LGBTQ vous
intéressent ?
Je pense que les gays et les lesbiennes devraient pratiquer le sexe oral
ensemble pour créer une nouvelle minorité. Ça, ça ferait peur aux straights.
Imaginez, on envahirait l’hétérosexualité… Autrement, aujourd’hui, il y a
surtout la question de la représentation des personnes trans. On a pu voir
récemment, avec la polémique entourant le film Adam [de Rhys Ernst,
non sorti en France, ndlr], que c’est un sujet très sensible. Pour ma part,
je pense qu’il est plus facile de faire des blagues sur une minorité quand on
fait partie de celle-ci, ou qu’on en est proche.
Dans Pink Flamingos ou dans Female Trouble, vous tournez en dérision la
fascination de nos sociétés pour les crimes les plus sordides. Pendant un
moment, vous assistiez à des procès, vous rendiez visite à des prisonniers…
C’est toujours dans vos habitudes ?
Les procès, c’est devenu compliqué, parce que maintenant on me reconnaît. Mais oui, je vais toujours rendre visite à quelques prisonniers. Leurs avocats me disent que ça leur fait du bien. Ce sont principalement des gens condamnés à perpétuité. Des fois, je me dis que, si je n’avais pas eu des parents aussi aimants, j’aurais pu finir comme eux. Bien que je ne sois pas du tout violent, je ne me suis jamais battu avec quiconque. Donc je ne m’identifie pas à ces criminels, mais je m’intéresse vraiment aux gens qui agissent de manière incompréhensible. Je crois que j’aurais été un bon avocat ; je n’aurais pas été un mauvais psychiatre non plus. J’ai toujours su faire la part des choses entre la réalité et la fiction. Si je voulais faire quelque chose d’illégal ou d’antisocial, je pouvais le mettre dans un film et faire rire les gens.
Dans une première version du script de Multiple Maniacs, Divine était la meurtrière de
Sharon Tate. Charles Manson et des membres de sa secte ayant été arrêtés
pendant le tournage, vous avez changé le scénario. Pourquoi vouliez-vous faire
aussi peur aux gens à l’époque ?
1969 est l’année la plus radicale que j’ai vécue. Tout le monde pensait que la révolution allait avoir lieu. Pas moi. Avec Divine, on voulait terrifier les hippies avec nos films. Et malheureusement, c’est ce qu’ont fait aussi, avec des armes mortelles eux, les membres de la secte de Charles Manson… Vous savez que je milite pour qu’on libère Leslie Van Houten Pour moi, c’est aussi une victime de ce fou. Bien sûr, pas autant que ceux qui ont été tués. Je comprendrais que les proches de tous ceux qui ont été assassinés soient choqués d’entendre ça… Mais, à l’époque, c’était tout le temps aux infos, j’étais comme obsédé par cette histoire, je suis même allé au procès qui se déroulait à Los Angeles en même temps que la sortie de Multiple Maniacs. Je ne sais pas trop à quoi je pensais quand j’ai écrit cette version du scénario. Rétrospectivement, je présente mes excuses pour avoir écrit ça.
Vous dites qu’être un outsider est dépassé, qu’on doit se
réinventer comme des insiders.
Vous pouvez
expliquer ?
Oui, ça ne peut que vous avantager. De nos jours, Trump et Obama s’autoproclament outsiders alors, bon… Mon film le plus subversif, selon moi, c’est Hairspray (1998), justement parce que c’est le plus populaire. Il est passé dans toutes les écoles d’Amérique. Alors qu’on y voit une drag-queen incarner une mère de famille, cette mère blanche encourager sa fille à sortir avec un mec noir, deux hommes se chanter leur amour… Même les racistes ont adoré ! Il faut vous glisser au centre pour changer les choses de l’intérieur.
Portrait: (c) Marco Abram LocarnoFilm Festival
Image de couverture : Pink Flamingos (c) Rue des Archives