Abbas Kiarostami et le Kanoon

Imaginé en 1964, l’institut Kanoon est vite devenu un labo d’expérimentation multidisciplinaire qui a fait émerger Abbas Kiarostami mais aussi des cinéastes comme Amir Naderi ou Bahram Beyzai. Par-delà les chamboulements politiques du pays, ces artistes ont formé les consciences de toute une génération à travers des productions moins innocentes qu’il n’y paraît.


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Du Pain et la Rue (1970) à Et la vie continue (1991) en passant par Le Passager (1974), Abbas Kiarostami a commencé sa carrière de cinéaste et a réalisé une grande partie de ses films sous la bannière du Kanoon : une vingtaine de courts, moyens et longs métrages dont la vocation première était pédagogique, et dont certains n’avaient jamais été montrés avant la rétrospective du Centre Pompidou.

Comme lui, les autres artistes du Kanoon, des cinéastes, mais aussi des illustrateurs ou des écrivains, ont eu à cœur de donner aux enfants les moyens d’une émancipation du regard, ce que la spécialiste du cinéma iranien Agnès Devictor, coautrice avec Jean-Michel Frodon d’Abbas Kiarostami. L’œuvre ouverte (Gallimard), nous décrit en interview comme une « éthique de la responsabilité »: aiguiser le sens moral des spectateurs sans tomber dans le moralisme.

BIBLIO-MOBILES

Pas évident d’assumer cette ambition culturelle dans un état autoritaire, celui du shah Mohammad Reza Pahlavi, dont le règne s’étend de 1941 à 1979. Mais les débuts du Kanoon, dont le logo représente un oiseau posé sur un livre, correspondent à une période de relative stabilité pour l’Iran qui suit la «révolution blanche» de 1963 – désignant une série de réformes qui visent à moderniser le pays, comme la mise en place d’une «armée du savoir» pour lutter contre l’analphabétisme dans les villages.

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La création de l’institut part d’un constat de sa fondatrice et directrice Leyli Amir-Arjomand, amie d’enfance de Farah Pahlavi, la troisième épouse du shah : en Iran, où la poésie est sacralisée, il n’y a pas de littérature jeunesse. Dans un esprit de démocratisation de la culture, des vans reconfigurés en bibliothèques itinérantes sillonnent donc le sud pauvre de Téhéran, puis le dispositif évolue et se déploie dans les provinces les plus désolées d’Iran, et enfin dans les plus grandes villes.

Y sont diffusées des traductions de nouvelles, de contes, puis des œuvres originales comme Le Petit Poisson noir (1968) de Samad Behrangi. Ces maisons de l’éveil deviennent vite des lieux multidisciplinaires où se tiennent des ateliers de théâtre, de dessin, de peinture, et bientôt de cinéma avec, en 1966, la création du premier festival international du film pour enfants de Téhéran, grand succès public qui permet à l’institut d’obtenir des fonds pour s’investir dans le développement de cet art.

PÉDAGOGIE DES REGARDS

La branche cinéma du Kanoon ouvre en 1969 sous la direction d’Abbas Kiarostami (section documentaire), rejoint par Ebrahim Forouzesh (unité fiction). Elle se distingue vite par sa faculté à créer de nouvelles formes, notamment dans l’animation avec par exemple The Mad Mad Mad World (Donya-ye divane divane divane, 1975) de Noureddin Zarrinkelk, qui s’empare de géopolitique en animant une carte du monde, ou Black and White (Siah-o sefid, 1972) de Sohrab Shahid Saless, qui use du stop motion pour s’interroger sur la naissance de la violence.

Les créateurs proposent des œuvres didactiques mais pas rigides, le seul impératif étant qu’elles plaisent aux enfants ; une exigence plutôt vague.

Les artistes du Kanoon ont eu à coeur de donner aux enfants les moyens d’une émancipation du regard

.Les auteurs peuvent donc développer un style, des problématiques personnelles qu’on ne lierait pas a priori à un univers enfantin : Expérience (1973) d’Abbas Kiarostami s’autorise une certaine noirceur en parlant des tensions entre classes sociales, quand Harmonica (Saz dahani,1974) d’Amir Naderi s’interroge sur l’abus de pouvoir avec l’histoire d’un petit chef qui humilie ses camarades.

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«L’enjeu n’est pas de faire des films mièvres. C’est un laboratoire qui réfléchit à une pédagogie du regard. Ces films disent: “ne regardez pas bêtement, ne faites pas confiance aveuglément à ce qu’on vous montre”», explique Agnès Devictor. Au Kanoon, dont le directeur de publication Firouz Shirvanlou est ouvertement marxiste, le politique s’insère dans les questionnements éthiques.

Dans Cas no 1, cas no2 (1979), Kiarostami pose par exemple cette fiction : un professeur décide d’exclure sept élèves sauf si quelqu’un dénonce celui qui a lancé le chahut. Le cinéaste soumet la saynète à des représentants politiques et spirituels, et leur confrontation de points de vue sur cette tranche de vie innocente anticipe, l’air de rien, toutes les déchirures politiques qui vont suivre – le film a été réalisé pendant la révolution de 1979 qui a entraîné la chute du shah et l’avènement de la république islamique.

UNE AUTRE IMAGE DE L’IRAN

Institution créée sous le régime du shah, le Kanoon aurait pu disparaître après la révolution de 1979. Et pourtant il perdure, se dotant d’une charte pour se conformer aux nouvelles normes idéologiques – dans la façon de représenter les relations hommes-femmes notamment, ou les tenues islamiques.

«Pendant un temps, c’est difficile. Beaucoup de producteurs et de réalisateurs quittent le pays. Le parti d’Abbas Kiarostami va au contraire être de rester, de travailler encore plus, d’inventer des choses, de ne rien lâcher», décrypte Agnès Devictor. Le nouveau directeur du Kanoon, l’ancien instituteur Ali Reza Zarrin, protège les cinéastes en apparaissant en tant que producteur dans les génériques de tous les films, endossant toute la responsabilité en cas de problème avec la censure. Bizarrement donc, le Kanoon va prendre un nouvel essor dans cette période troublée : certains films comme Le Coureur (Davandeh, 1985) d’Amir Naderi et bien sûr Où est la maison de mon ami? (1987) de Kiarostami s’exportent, donnant au monde un aperçu plus sensible et complexe de l’Iran que celui renvoyé par les médias occidentaux, limité aux seules images d’un régime autoritaire.

Kiarostami, lui, prendra l’importance qu’on lui connaît dans le cinéma mondial. S’il poursuit son travail au sein du Kanoon jusqu’à Et la vie continue avant de se lancer dans des coproductions internationales (notamment avec le producteur Marin Karmitz dans la société mk2), il ne perdra jamais son envie de transmettre.

À partir des années 1990, il alterne les tournages et de nombreux ateliers dans lesquels il enseigne son art aux jeunes générations (à Marrakech avec Martin Scorsese en 2005, à Vienne avec Peter Haneke en 2014, dans une école de cinéma à Cuba en 2016…), leur apprenant à affûter leur esprit critique et à décentrer leur regard. Quant au Kanoon, il existe toujours. . «Aujourd’hui, l’institut est surtout performant sur l’animation, et ses festivals pour ados et enfants, explique Agnès Devictor. En Iran, on tombe souvent sur son petit logo, même dans les endroits très reculés. C’est devenu une institution dans le sens noble du terme

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