Frederick Wiseman

Après plusieurs films urbains (At Berkeley, In Jackson Heights, Ex Libris. The New York Public Library), le prolifique Frederick Wiseman est allé prendre le pouls de Monrovia, commune agricole de l’Indiana. Du haut de ses 89 ans, l’éminent documentariste complète en toute maîtrise son portrait tentaculaire de l’Amérique. Pourquoi vous semble-t-il important de filmer la


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Après plusieurs films urbains (At Berkeley, In Jackson Heights, Ex Libris. The New York Public Library), le prolifique Frederick Wiseman est allé prendre le pouls de Monrovia, commune agricole de l’Indiana. Du haut de ses 89 ans, l’éminent documentariste complète en toute maîtrise son portrait tentaculaire de l’Amérique.

Pourquoi vous semble-t-il important de filmer la ruralité américaine aujourd’hui ?

Mon travail consiste à montrer la vie contemporaine aux États-Unis. Je ne pourrais jamais tout capter, mais j’essaie d’en montrer le maximum dans mes films. Les petites villes ont toujours été très importantes aux États-Unis et elles le sont toujours aujourd’hui.

76% des habitants de Monrovia ont voté pour Donald Trump à la présidentielle. Pourquoi n’est-il jamais mentionné dans le film ?

Les habitants de Monrovia ne parlent quasiment jamais du monde extérieur. Ils sont avant tout préoccupés par leur vie quotidienne : la religion, le travail, la famille, le sport local. Ils sont aussi intéressés par la politique de la ville, mais pas par celle du pays. J’ai passé dix semaines à Monrovia et je n’ai entendu personne parler de Trump. Son élection est quelque part l’expression de leurs inquiétudes mais ce n’est pas un sujet de conversation.

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Comment expliquer cette absence du monde extérieur ?

Pour vous donner un exemple de la manière dont les habitants de Monrovia évoquent le monde extérieur, l’un d’entre eux m’a un jour demandé où je logeais durant le tournage. Je lui ai répondu que je résidais dans un motel près de l’aéroport d’Indianapolis, une grande ville qui se situe à 35 miles de Monrovia. Cette personne m’a avoué qu’elle n’y était jamais allée car c’était selon elle “trop dangereux !”. Sa réaction résume leur façon de vivre : ils ne s’aventurent que très rarement au-delà d’un rayon de 10 à 12 miles autour de Monrovia et sont majoritairement satisfaits de leur vie et de ce qu’ils possèdent. Les habitants de Monrovia ne sont d’ailleurs pas particulièrement pauvres. Ils ont de grandes fermes ou gèrent des petites entreprises locales.

La seule menace qui pèse sur Monrovia est l’exode rural, celui des jeunes en particulier.

Il y a quand même quelques jeunes qui travaillent à Monrovia. J’en ai croisé dans les établissements scolaires ou sportifs par exemple. Mais il est vrai que beaucoup de jeunes quittent la ville, ce qui explique que l’on en voit assez peu dans le film. Même si une partie d’entre eux est justement en train de revenir !

Monrovia, Indiana ressemble par bien des aspects à Belfast, Maine (1999). Quel est le lien entre ces deux films ?

Ces deux films traitent de la vie à l’échelle d’une petite ville, l’une à l’intérieur du pays, l’autre sur la côte. Belfast, Maine n’était pas basé sur une communauté agricole, mais c’est une ville dans laquelle les habitants travaillaient, à l’époque, au sein de l’industrie agro-alimentaire, dans des conserveries de sardines notamment. Il y avait aussi beaucoup de retraités, d’anciens marins ou de personnes qui étaient partis des grandes villes pour rejoindre la côte. Concernant la fin similaire des deux films, qui se referment tous les deux sur un cimetière, cela s’est fait instinctivement.

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Monrovia, Indiana Copyright Météore Films

On ne parcourt que des lieux publics dans Monrovia. Pourquoi ne pas filmer la sphère domestique ?

Je ne voulais pas suggérer que l’intimité d’une personne puisse être représentative du reste. Au fond, nous n’en savons rien ! Le choix de filmer uniquement l’extérieur est délibéré. J’ai rendu visite à pas mal d’habitants de Monrovia lorsque je ne tournais pas, et les conversations n’étaient pas très intéressantes. Chez eux, ils parlent des mêmes sujets qu’à l’extérieur, dans un cercle simplement réduit. Ils discutent de sport, de travail et très souvent d’équipements agricoles. Quoiqu’il en soit, ils n’abordent pas plus le monde extérieur chez eux qu’en dehors.

Beaucoup de thèmes sont abordés dans le film (l’agriculture, la politique, les armes à feu, l’exode rural, la religion, la culture de consommation) sans que l’un prenne le pas sur l’autre. La dynamique de votre film se cache, non pas dans ce qu’impliquent les sujets évoqués, mais dans ce que génère leur association par le montage.

Il y a toujours une partie littérale et abstraite dans mes films. Dans Monrovia, Indiana, je montre littéralement le quotidien de cette population, mais il y a aussi la partie abstraite, suggérée par le choix et le rythme des plans et des sujets qui défilent tout au long du film. En cela, mon travail de monteur est de penser au-delà de l’implication directe et concrète que l’on peut avoir avec la matière filmée.

Comment la structure du film s’est-elle affirmée ?

Pendant une dizaine de semaines, j’ai emmagasiné les rushes et les notes à propos de Monrovia, sans avoir de ligne particulière. Le montage m’a ensuite pris une année, durant laquelle j’ai suivi ma méthode habituelle. Je porte toujours différentes casquettes au montage : je dois veiller à ce qu’il soit fidèle à l’expérience que j’ai eu au tournage, penser à une structure dramatique et narrative, et réfléchir à la relation entre les événements littéraux et ceux plus abstraits. C’est ce que je préfère faire au cinéma.

Est-ce que la coupe est toujours un crève-cœur pour vous après toutes ces années ?

Non, car je dois être toujours exigeant. Dans Monrovia, le ratio de ce que j’ai conservé est d’environ une heure gardée pour 65 heures filmées.  Après la phase de montage, quand un film est terminé, je dois être en mesure d’expliquer, à moi-même et avec des mots, la raison de la présence du moindre plan et de leur positionnement dans le film, leur relation avec le plan qui le précède et le succède, mais aussi en quoi les premières minutes du film répondent aux dernières, et ainsi de suite. Pour décider de conserver un plan ou une séquence, il faut donc que je sois absolument convaincu de sa nécessité et de son sens, littéral ou abstrait, par rapport à la dynamique du film. Sinon, c’est le début des problèmes !

Monrovia, Indiana de Frederick Wiseman Météore Films (2h23). Sortie le 24 avril