Peu de repères biographiques, guère plus de photographies de son visage : tout au long de son existence, Chris Marker (1921-2012) a savamment entretenu un mystère parfaitement raccord avec le labyrinthe de sa filmographie. Cinéaste, voyageur, photographe, écrivain… Christian Bouche-Villeneuve (son vrai nom) ne rentre dans aucune catégorie sinon celle qu’il s’est choisie à travers son pseudonyme, « celui qui prend des notes ». À l’occasion de la diffusion de Sans Soleil de Chris Marker sur Mubi, on republie notre sélection des dix images-clé de son œuvre, parue en 2013.
Afin de rassembler son œuvre, les théoriciens ont bien essayé de délimiter des périodes : ses « films-essais », tournés vers le voyage (1952-1962) ; sa décennie militante (1967-1977) ; sa fascination pour le multimédia et les nouvelles technologies, à partir des années 1980… Mais cette chronologie bornée minimise la capacité des films de Chris Marker à s’intégrer dans un réseau de correspondances thématiques, poétiques, plastiques ou sonores. C’est pourquoi nous avons choisi de fixer quelques-unes de ses productions à travers des points d’entrée lacunaires mais exemplaires.
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L’enfance et le bonheur : La Jetée (1962) et Sans Soleil (1982)
Le héros de La Jetée est hanté par « une image d’enfance » : un visage de femme, entrevu sur la jetée d’Orly, alors qu’un avion en partance pour Rome décolle. Au début de Sans soleil, ce sont trois enfants qui incarnent le bonheur pour le cameraman imaginaire Sandor Krasna ; trois enfants aperçus sur une route d’Islande, en 1965. Il y a chez Chris Marker une nostalgie des images qui se rattache avant tout au premier souvenir : celui-ci est-il véridique ? Et surtout, est-il possible de le ramener à la vie ?
Les adresses au spectateur : Le Tombeau d’Alexandre (1992)
Chris Marker, tout discret et planqué derrière son mystère qu’il fut, n’a pourtant jamais cessé de communiquer avec ses spectateurs. Dans chacun de ses films, une voix off s’adresse à celui qui regarde pour lui faire part du sentiment qu’il éprouve en travaillant l’image. Dans Le Tombeau d’Alexandre, cette adresse prend la forme de lettres que le cinéaste lit pour son ami disparu, le réalisateur russe Alexandre Medvedkine. Dans Immemory, la communication est portée à un degré supérieur : celui de l’interactivité.
Le militantisme : extrait du Cuirassé Potemkine dans Le fond de l’air est rouge (1977)
Dans les années 1950, Marker parcourt le globe pour « voir et montrer le monde avec des perspectives inouïes », dixit Catherine Lupton (Memories of the Future). De ses voyages dans les pays communistes il ramène plusieurs films : Dimanche à Pékin, Lettre de Sibérie, Cuba Si… Aboutissement et synthèse de cette période, Le fond de l’air est rouge propose, parmi un magma d’archives documentant divers combats de gauche entre 1967 et 1977, une forme d’analogie caractéristique de la réthorique markerienne.
En faisant un parallèle entre les manifestations contre la guerre du Vietnam et la célèbre séquence de mutinerie du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein, Marker opère non seulement un raccord entre le présent et le passé, mais surtout entre le réel et la fiction. Ainsi, le rôle des images n’est pas simplement mémoriel mais bien pragmatique : peu importe leur provenance, celles-ci forgent et politisent les consciences. Une manière pour le réalisateur d’illustrer cette citation du philosophe George Steiner, mise en avant dans Le Tombeau d’Alexandre (1992) : « Ce n’est pas le passé qui nous domine, ce sont les images du passé. »
La manipulation des images : le Yakoute de Lettre de Sibérie (1958)
Chris Marker était sévère avec ses courts métrages de jeunesse, auxquels il n’accordait plus qu’un « relatif intérêt historique ». Pourtant, ces films nous apprennent au moins une chose : « on ne sait jamais ce que l’on filme », comme le dira le réalisateur lui-même dans Le fond de l’air est rouge. Dans Lettre de Sibérie, il nous montre trois fois la même séquence, assortie d’un commentaire différent – tantôt dithyrambique, tantôt dénonciateur, tantôt objectif. L’homme que nous apercevons à l’écran est décrit tour à tour comme « un pittoresque représentant des contrées boréales », « un inquiétant Asiate » ou, plus sobrement, « un Yakoute affligé de strabisme ». Derrière l’ironie de ce montage se cache un refus de l’objectivité, qui est logée à la même enseigne que la propagande. Chris Marker propose une association d’images et de sons qui fait la part belle à la subjectivité de l’auteur, seule manière d’exprimer un point de vue singulier sur le monde filmé.
Les avatars de Chris Marker : Immemory (1997, CD Rom) et Second Life
Sandor Krasna dans Sans soleil, le chat Guillaume-en-Égypte dans Immemory, Sergei Murasaki sur Second Life… Chris Marker s’est incarné dans tous ces personnages, semant le trouble sur sa véritable identité, refusant toute publication de photographies le représentant. On entr’aperçoit à peine son visage dans un plan du Tombeau d’Alexandre ou au détour d’un rapide panoramique dans Sans soleil. En 2009, dans sa dernière interview à la revue en ligne Poptronics, il citait un poème de T. S. Eliot : « Tout chat a un nom secret, qu’il est seul à connaître. »
La spirale : extrait de Sueurs froides dans Sans soleil
La citation chez Chris Marker fonctionne à plusieurs niveaux : dans Sans soleil, on trouve ainsi non seulement des images qui renvoient à La Jetée, son chef-d’œuvre des années 1960, mais également une longue séquence d’analyse de Sueurs froides, film culte de Hitchcock, et film de chevet de Marker. Dans Sueurs froides, une figure est centrale : celle de la spirale, qui menace en permanence de broyer Scottie dans son tourbillon infini.
Chez les deux cinéastes, elle est le symbole d’un temps qui se brouille et qui se joue des frontières établies entre présent, passé et futur. Une fois dans la spirale, impossible de faire la différence entre le passé et son souvenir. C’est ce vertige qui s’empare de Scottie lorsqu’il croit reconnaître l’être aimé, la bien nommée Madeleine, sous les traits de Judy. Ce retour circulaire des images chez Marker crée une nostalgie sourde dont Sans soleil, avec son montage tissé d’associations d’images libres et rêveuses, est l’exemple le plus poignant.
Le regard caméra de la femme du marché de Praia dans Sans soleil
Dans son CD-ROM Immemory, Marker se penche sur un souvenir d’enfance : le visage de Simone Genevoix dans La Merveilleuse Vie de Jeanne d’Arc, Fille de Lorraine (1929). Il a fait du gros plan l’une de ses figures favorites. Cette attention aux visages est d’autant plus intense lorsqu’un regard est lancé à l’opérateur. Celui de cette dame capté au marché de Praia ne dure qu’un vingt-quatrième de seconde, mais, le temps d’une image, il permet de mettre sur un plan d’égalité le filmeur et la filmée. Dans ses œuvres ultérieures, Marker aura toujours ce souci d’équilibre.
Le rêve éveillé : les dormeurs de Sans soleil
Des hommes et des femmes endormis dans le train qui, sûrement, les ramène du travail. Chris Marker filme des images du quotidien japonais, images qu’il monte dans Sans soleil et qu’il commente sous le pseudonyme de Sandor Krasna, cameraman imaginaire, voyageur infatigable. Au-delà du contenu documentaire des images rapportées du Japon et de la Guinée-Bissau, ce que vise Marker en scrutant les visages endormis de ces héros fugitifs, c’est de faire évader son film de cet ancrage dans la vie réelle.
À travers le montage et la voix off, Chris Marker efface les frontières géographiques et sociales du film pour réunir tous les protagonistes dans une communauté de rêveurs. Comme le note le journaliste Jacques Chevallier dans son article « La Caméra et le porte-plume selon Chris Marker » en 1963, « la continuité issue du montage est toute entière fondée sur un jeu de correspondances sensibles et poétiques ». Ainsi, chaque film de Chris Marker serait le morceau d’un rêve qui appartiendrait autant à son auteur qu’au spectateur, laissé libre d’y projeter ses propres songes.
La vie numérique de Chris Marker
À la fin de sa vie, on pouvait rendre visite à Chris Marker (enfin, à son avatar numérique) sur un archipel dans le monde virtuel en ligne Second Life. On y trouvait un lieu d’exposition appelé L’Ouvroir dans lequel étaient visibles nombre de ses collages d’images fixes ou animées. Cet appétit pour les nouvelles technologies – qui n’allaient peut-être pas assez vite pour lui – s’explique par les possibilités qu’offrent ces supports multimédias de fédérer et de naviguer entre ses différents moyens d’expressions, le CD-Rom Immemory en étant un puissant exemple.
L’hommage : Mémoires pour Simone (1986)
En 1985, Simone Signoret meurt, à l’âge de 65 ans. Qui d’autre que son ami d’enfance, Chris Marker, pour lui rendre hommage ? C’est chose faite l’année suivante, dans un film commandé par le Festival de Cannes. Quelques années avant Le Tombeau d’Alexandre, Marker se penche sur la biographie d’un être regretté. En mêlant de longs extraits de films et d’émissions à une voix off qui tente de se souvenir de qui était Simone, Chris Marker met sa science du montage au service du portrait fragmenté.