Dans l’obsédant Goutte d’or, Clément Cogitore (Ni le ciel ni la terre, Les Indes galantes) se faufile dans les artères des quartiers populaires du XVIIIe arrondissement parisien pour capter leur côté multidimensionnel : bouillonnants, vivants, parfois violents. Et en faire le terreau fertile d’une histoire aussi captivante qu’elliptique. Celle de Ramsès (incroyable Karim Leklou), un voyant rusé qui met au point des techniques très modernes pour faire croire à ses clients qu’il communique avec l’au-delà, et qui va, à la suite de sa rencontre avec des jeunes venus de Tanger, se faire prendre à son propre jeu de divination. Fascinés par l’atmosphère unique qui se dégage de ce film qui tire vers le clair-obscur, dans lequel rôdent fantômes imaginaires et vrais disparus, on a demandé à Clément Cogitore de nous envoyer des documents de préparation et des images de tournage – des visuels de décors qui témoignent aussi d’inévitables mutations. Visite guidée.
Photographie de tournage (© Laurent Le Crabe) et photographie de repérage (© Chloé Cambournac)
« Il s’agit de l’équipe au travail, et un chantier sur lequel Ramsès va retrouver un corps, sans pouvoir l’expliquer. Ça va être une espèce de trou noir au milieu du film. C’est un décor qui est arrivé très vite dans le scénario, scénario que j’ai mis du temps à écrire – j’ai commencé en 2016. Je ne suis pas parisien [il est né à Colmar et vit désormais à Berlin, ndlr], mais j’ai très longtemps vécu dans le XVIIIe. C’est par cette porte que je suis entré dans Paris, sans jamais vraiment m’en éloigner.
Pour tourner ces scènes, j’avais envisagé la porte de Clignancourt, mais les chantiers du Grand Paris avaient commencé. On a fini par tourner à porte de la Chapelle. On est quasiment sous le périphérique, et il y a cette sensation de Paris qui serait comme un château fort. Comme si on était aux pieds des murailles. Tous ces espaces de la ceinture parisienne changent radicalement. Les lieux qu’on a filmés – les jardins ouvriers, les vieux immeubles, les arrière-cours – sont en train de disparaître, d’être rasés, pour construire des grands ensembles, des piscines pour les Jeux olympiques… Il y a quelque chose de très brutal là-dedans. J’avais en tête les premiers films de Pier Paolo Pasolini comme Accattone ou Mamma Roma, qui montrent la transformation de la métropole. J’ai voulu saisir cette énergie-là. »
Le décor de la salle de consultation
Photographie de tournage (© Laurent Le Crabe) et croquis (© Chloé Cambournac)
« C’est une image de tournage, et un dessin de préparation conçu par la talentueuse décoratrice du film, Chloé Cambournac. C’est le seul décor qui n’est pas parisien. On l’a trouvé à Bordeaux, dans un immeuble assez délabré. Une des idées de ce décor de salle de consultation, c’était d’avoir quelque chose de très dénudé, presque austère, qui ne soit pas du tout dans le folklore, où n’importe qui pouvait entrer, sans être impressionné par des grigris ou des signes religieux, culturels. Ramsès, c’est un médium qui court-circuite toute cette dimension religieuse que peut porter un référent – un voyant, un prêtre, un imam… C’est un intermédiaire entre les vivants et les morts. On voulait aussi que l’endroit ne soit illuminé que par des bougies. Avoir quelque chose de plus propice à la méditation qu’à la prière dans une église. »
Photographie de tournage (© Laurent Le Crabe)
« On est au cœur du réacteur. Tourner à Barbès, c’était un sacré défi. J’ai tourné mes précédents films dans des grands espaces : Ni le ciel ni la terre, c’était au fin fond de l’Atlas marocain ; Braguino, en Sibérie. Et dans des circonstances un peu compliquées, à cause des conditions naturelles ou géopolitiques. En fait, Barbès n’échappe pas vraiment à la règle, dans le sens où c’est un quartier qui demande beaucoup. Très vite, dès les premiers essais, il y a eu des gars qui nous arrêtaient pour s’imposer devant la caméra… Un flic a même mis Karim [Leklou, ndlr] sur le côté et l’a fouillé. On a passé les deux ou trois mois suivants à parler et à travailler avec les bandes du quartier, les associations, le commissariat, les commerçants, les vendeurs à la sauvette… On s’est tous un peu apprivoisés. Et c’est quelque chose que j’aime vraiment, cette manière, proche du documentaire, sans grosse machinerie, de composer pas à pas avec la personnalité du quartier. »
Clément Cogitore, entre ciel et terre
Les acteurs interprétant les jeunes venus de Tanger
Photographie de tournage (© Laurent Le Crabe)
« J’ai découvert l’histoire de ceux qu’on appelle les “mineurs isolés” [des jeunes de moins de 18 ans qui n’ont pas la nationalité française et qui sont séparés de leurs représentants légaux sur le sol français, ndlr] dans la presse. Je crois que c’était pendant l’été 2016. Ils sont entrés dans le scénario comme par effraction. Un peu comme dans le film, quand ils débarquent dans l’appartement de Ramsès en montant sur un échafaudage et en cassant les vitres de fenêtres. Mais ceux qui ont fait d’eux le portrait le plus juste, le plus humain, ce sont les éducateurs. Personne n’avait réussi auparavant à aider ces gamins, qui n’avaient pas causé de blessé grave ou de mort, mais dont les agressions étaient inhabituelles parce qu’elles dépassaient le cadre des violences engendrées par des bandes rivales ou des trafics. Ils pouvaient s’en prendre à des personnes pour des montres, des colliers, et juste après ramasser une dame tombée de vélo ou faire des blagues. Comme eux, Ramsès est très peu entouré dans sa vie, et il se retrouve face à ces jeunes qui sont totalement déliés, qui n’ont aucun lien avec personne. J’ai senti qu’ils apparaissaient face à Ramsès comme une forme d’antagonisme : les inconsolables face au grand consolateur. »
Goutte d’or de Clément Cogitore, Diaphana (1 h 38), sortie le 1er mars
CANNES 2022 · « Goutte d’or » de Clément Cogitore : le grand envoûtement