L’Amour et les Forêts, adaptation du roman éponyme d’Éric Reinhardt (Gallimard, 2014), a été ajouté à la dernière minute à la sélection officielle de Cannes. Comment avez-vous accueilli la nouvelle ?
J’étais très contente parce que, comme il était question de sortir le film en même temps, il y avait toute une temporalité qui était difficile à gérer.
Votre cinéma est presque né à Cannes. Vous y aviez présenté votre court métrage Il fait beau dans la plus belle ville du monde, en 2008.
Oui, et je suis passée presque partout : la Quinzaine pour mon premier court métrage, la Semaine de la critique avec La guerre est déclarée en 2011, et enfin en Compétition officielle avec Marguerite et Julien en 2015. Et j’ai été présidente du jury de la Semaine en 2016 – alors que j’étais enceinte. Je crois que Cannes c’est toujours une belle maternité pour accoucher.
Votre nouveau film est sérieux, mais vous préservez par endroits la fantaisie de votre cinéma, d’abord à travers les noms de vos personnages – les jumelles Rose et Blanche Renard, Grégoire Lamoureux –, toujours très imagés, mais aussi dans votre mise en scène, qui apporte de la vie, une pigmentation à un récit très sombre. Vous imaginez vos films comme des toiles à peindre ?
Mais complètement. Je viens d’une famille d’artistes : mon grand-père est peintre [Dante Donzelli, ndlr], et son père [Duilio Donzelli, l’arrière-grand-père de Valérie Donzelli, ndlr] l’était aussi – c’était un Italien qui avait fait les Beaux-Arts à Rome. Mon grand-père m’a toujours appris à construire des choses avec sensibilité [Valérie Donzelli a elle-même fait des études d’architecture, ndlr]. Je ne voulais pas limiter L’Amour et les Forêts à son sujet : je voulais qu’on ressente les choses de l’intérieur, qu’on soit dans la tête de cette femme, qu’on se figure cette toile d’araignée qui se tisse autour d’elle. Je voulais que le film soit extravagant, expérimental dans son dispositif. J’avais dit à Laurent Gabiot, mon chef opérateur, qu’il fallait qu’on s’autorise tout. On a tout fait en direct : les jeux avec les filtres, les optiques… On avait notre petite malle à outils et on se disait : « Et si on mettait l’objectif ici ? Si on ajoutait un filtre violet là ? »
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On ressent cette envie d’expérimentation dans votre façon d’osciller entre différents genres. Comme cette scène de comédie musicale où Blanche et Grégoire se mettent à chanter dans la voiture – une parenthèse idyllique, presque naïve, avant la bascule et l’enfermement. Comment ces incises vous viennent-elles en tête ?
C’est très intuitif. Comme la scène où Melvil Poupaud chante « Du bout des lèvres » de Barbara, qui n’était pas écrite dans le scénario. C’était un moment magique du tournage, on a tout tourné en direct. Pour le morceau que les deux personnages chantent dans la voiture, j’avais écrit les paroles, et Gabriel Yared [le compositeur de la musique du film, qui a obtenu un Oscar pour la B.O. du Patient anglais en 1997, ndlr] a trouvé la mélodie. On a enregistré la chanson très vite à Paris, on a mis une petite maquette dans le camion pour aller sur le tournage. On l’a ensuite réenregistrée à Paris, et c’est au montage que je me suis dit qu’il fallait qu’elle commence a cappella, car c’est une scène où Grégoire tente d’amadouer Blanche. Sur ce film, tout était à la limite, comme ça. Quand je fais des films, je les laisse vivre le plus longtemps possible, je n’aime pas les enfermer. Ensuite, au montage, je requestionne tout, tout le temps. Ce qui est assez épuisant pour Pauline Gaillard [sa monteuse, ndlr]. Mais elle me connaît bien, maintenant [les deux femmes ont collaboré sur tous les longs métrages de Valérie Donzelli, ndlr]. Et puis elle peut aussi agir sur moi comme un garde-fou !
PORTRAIT · Melvil Poupaud, corps ardent
On sent beaucoup l’influence d’Alfred Hitchcock, notamment dans le décor de la maison de Metz achetée par le couple après avoir déménagé de Normandie – déracinement qui scelle le début de l’emprise de Grégoire sur Blanche –, avec son papier peint à la fois fleuri et sombre, ou cette coiffeuse que vous filmez à plusieurs reprises. Vous revendiquez cette référence ?
Bien sûr. Lui et Éric Rohmer : j’avais envie que le film glisse de Rohmer à Hitchcock – toutes proportions gardées, je ne prétends être ni l’un ni l’autre. Qu’on passe de quelque chose de léger vers une forme plus précise de mise en scène au scalpel. J’ai revu pas mal de films de Hitchcock, dont Pas de printemps pour Marnie. C’est extrêmement brillant, parce que c’est très simple. Rien n’est ostentatoire. Aucun plan n’est en trop. Tippi Hedren [héroïne de plusieurs films de Hitchcock, dont Pas de printemps pour Marnie, ndlr], c’était vraiment la référence pour Virginie Efira. Elles se ressemblent, je trouve : elles ont des visages parfaits, rien qui dépasse. Pour le décor, je savais qu’il me fallait un endroit central. Quand je suis entrée la première fois dans la maison, c’était un taudis, une maison de faits divers. Avec Gaëlle Usandivaras, ma chef déco, on s’est dit la même chose : on a adoré le fait qu’il n’y ait aucune cloison, que ce soit une espèce d’arène, avec des estrades, des barreaux, qu’on puisse se perdre dans les affres de cette bâtisse.
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Ce qui est beau, dans le film, c’est que Blanche parvient à se sortir du tunnel.
Ça a été vraiment l’axe d’écriture, avec Audrey Diwan [réalisatrice, à qui l’on doit notamment L’Événement, Lion d’or à Venise en 2021, qui cosigne ici le scénario, ndlr]. On a imaginé plusieurs scénarios possibles pour finalement être sûres d’une chose : il fallait qu’elle s’en sorte par elle-même, et que ce ne soit pas quelqu’un qui l’aide.
Toutes vos héroïnes – Blanche y compris, qui se passionne pour les romans – ont un pied dans la réalité, un autre dans la fiction. Vous êtes pareille ?
C’est totalement inconscient, mais oui, moi-même, j’ai un pied dans la réalité, un autre dans la fiction, tout le temps. Et ça me joue des tours en permanence dans la vie. Parce que, quand je vis une situation, je projette des choses. C’est parfois des films que je me fais dans ma tête, et qui peuvent m’empêcher de voir la réalité. Et en même temps je suis quelqu’un de très ancrée dans le réel : j’ai trois enfants, je travaille tout le temps, je me démène avec le matériel – comme n’importe qui, quoi. Là, je le conscientise en parlant avec vous, mais quand j’écris je ne me dis pas : « C’est moi. »
Ce trouble entre réalité et fiction rappelle les très belles scènes où Blanche s’évade dans la forêt : elles reviennent par flashs dans un ordre non chronologique, sont déréglées par la mise au point… Comment les avez-vous imaginées ?
Je voulais qu’on se demande : « Est-ce que ça a eu lieu ? Est-ce qu’elle s’évade vraiment ? Est-ce que ce n’est pas que dans sa tête ? » Et puis, le fait que ce soit un personnage littéraire [Blanche est professeure de français, ndlr], qui se noie dans ses livres, s’échappe par la lecture, ça en fait une femme romanesque. Quand elle part comme ça vivre son aventure, il y a cette impression qu’on est dans sa tête. Dans toutes les scènes de sexe du film, on passe entre le chaud, le froid, la peur, la jouissance, la douceur… C’est la première fois que je filme des scènes d’amour comme ça, d’ailleurs.
Pourquoi ?
Parce que c’est très difficile. Et puis je pense que ce n’était pas le sujet de mes films.
Est-ce que ce n’est pas aussi dû à une évolution de votre cinéma, qui était jusqu’ici très référencé Nouvelle Vague ? On sent moins cet héritage dans L’Amour et les Forêts.
Oui, là, c’est un film un peu plus sérieux. J’avais envie de ça. Enfin, je crois même que c’était un besoin. Je n’aime pas faire tout le temps la même chose. Ça ne m’intéresse pas de faire cent cinquante fois La Reine des pommes [son premier long métrage, sorti en 2010, ndlr]. C’est un peu comme l’architecture : c’est un immeuble que je construis. Les éléments s’imbriquent les uns avec les autres et prennent une certaine forme. Un peu comme un grand tableau, que je n’ai pas encore fini. Là, ce que j’ai aimé, c’est aller trifouiller dans la violence. Je trouve ça intéressant. J’ai déjà parlé de la violence dans mes films, mais là elle est au premier plan.
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Vous détaillez très bien les mécanismes de l’emprise dans le film, comment un homme en vient à enfermer sa compagne, à la tracer. Vous vous êtes beaucoup documentée sur le sujet ?
Non, pas beaucoup. Ce sont des choses que j’ai observées autour de moi, et des choses que j’ai pu vivre aussi. C’est quelque chose d’assez fréquent, qui existe dans tous les milieux, tous les domaines – professionnel, amical, amoureux… Quand j’ai lu le roman d’Éric Reinhardt, j’ai trouvé des résonances avec ma vie. C’était comme une réponse à mes questionnements. Je suis quelqu’un qui n’aime pas beaucoup les rapports de force. J’ai pu prendre sur moi, vouloir satisfaire l’autre par peur de ne pas être aimée… Ça a fait de moi une sorte de proie idéale pour ce genre de trucs. Il y a des gens qui savent profiter de cette situation pour instaurer un rapport de domination. Mais je crois que je suis arrivée à un moment où j’arrive à regarder ça avec le recul nécessaire, la bonne distance.
Sans s’appesantir dessus, le film raconte aussi les failles narcissiques qui se sont nichées chez cet homme violent quand il était plus jeune. Ça vous semble important d’essayer de comprendre l’origine de la violence ?
Bien sûr. Quand on est dans un rapport d’emprise, de domination, c’est qu’en fait on ne va pas bien. On n’arrive pas à investir sur soi, alors on investit l’autre. Il y a un côté vampire. Je lisais ce matin un article horrifiant de Libération sur le meurtre d’une petite fille de 5 ans par un ado. L’article commence par raconter que l’ado était agressif, puis il remonte dans le temps, et on se rend compte qu’il avait été abusé… Donc, oui, c’est important d’essayer de comprendre, mais sans enlever à la victime son statut, sans justifier cette violence. C’est ça qui est très délicat.
Dans vos deux dernières œuvres – ce film, mais aussi la série chorale Nona et ses filles, sur une famille ébranlée par la grossesse de la matriarche, à 70 ans –, les femmes s’entraident, forment un cercle sécurisant. Vous sentez une évolution de la société sur cet aspect ?
La sororité, la solidarité entre les femmes, c’est quelque chose que je trouve hyper fort, hyper puissant, et qui me bouleverse au quotidien. Hier, je prenais le métro, je rentrais de vacances avec mes enfants. On avait des valises, la rame était bondée. Et là, un type rentre et bouscule tout le monde. Un gros con quoi, il n’y a pas d’autre mot. Et je vois une jeune femme de 20 ans qui me dit : « Allez-y, asseyez-vous. » On s’est regardées, le mec est parti, et on s’est dit : « Wouah… » On était atterrées. Mais ce qui était beau, c’est qu’elle avait un œil sur moi, et que moi j’avais un œil sur elle. On sentait que, s’il y avait un problème, on pouvait compter l’une sur l’autre. Ça, ce sont des choses qu’on ne voyait pas avant. Il y a un truc qui m’a toujours révoltée, c’est qu’on fasse passer l’amitié féminine pour de la rivalité. Il y a toujours eu des films sur l’amitié entre hommes. Je pense à Vincent, François, Paul et les autres. J’adore Claude Sautet, j’ai grandi avec, mais, quand on regarde ses films aujourd’hui, on est interloqués quand même. Je veux dire, c’est la virilité entre mecs, un film de braguettes où ils discutent devant un gigot. Quand j’ai fait Nona et ses filles, j’avais justement envie de raconter que les femmes s’aiment. J’avais envie de dire : « Arrêtez ! Moi, j’aime les femmes. »
Valérie Donzelli, quelle cinéphile êtes-vous ?
Vous avez eu un parti pris surprenant avec Nona et ses filles, en imaginant ce personnage de femme enceinte à un âge mûr – un pur impensable.
C’était une façon pour moi de repousser les limites. Aujourd’hui, on accepte tout juste que les femmes soient enceintes à 40 ans. Mais, si on poussait le bouchon plus loin, d’abord est-ce que les femmes auraient envie d’avoir un enfant ? C’est un superpouvoir, mais en même temps le corps se transforme, on a des chutes hormonales… C’est un cauchemar. Ça demande une abnégation dingue qu’aucun homme n’est capable de faire. Les hommes, quand ils font des enfants à 70 ans, ils sont dans leur toute-puissance. C’est même une façon de se dire qu’ils ne sont pas impuissants. Pour les femmes, l’impuissance, c’est la stérilité : à partir du moment où elles n’ont plus d’enfants, on considère qu’elles ne servent plus à rien. Mais ce n’est pas parce qu’on est stériles qu’on ne sert plus à rien. On a inventé le Viagra pour les hommes, alors que les femmes, au fond, elles s’en foutent. On sait bien que les femmes peuvent prendre leur plaisir autrement qu’avec « Penetrator » – mais bon, ça, c’est un autre sujet. La question d’être enceinte en tout cas ne concerne que les femmes. Les préservatifs, c’est encore les femmes qui disent de les mettre. La contraception, c’est toujours la question des femmes. Et donc à un moment donné, quand on a 70 ans, on se dit : « Bah merde, moi, je vais enfin être libérée de cette question. » Et bing ! C’est là que Nona tombe enceinte. C’est vraiment pas de bol.
Miou-Miou dans Nona et ses filles, Marie Rivière dans L’Amour et les Forêts… Vous invitez dans votre univers des actrices qui ont symbolisé, de manières différentes, une grande liberté dans le cinéma français des années 1970-1980, et qui sont maintenant plutôt invisibilisées ou réduites à des clichés. Qu’est-ce qu’elles incarnent, pour vous ?
Miou-Miou, quand elle a fait Les Valseuses, c’était complètement fou, dans la représentation. D’ailleurs, elle a été décriée, parce qu’on disait qu’on la voyait tout le temps à poil. Mais, pour moi, ça a toujours été une femme ultra politique, une vraie femme indépendante. Donc je trouvais ça crédible qu’elle joue cette directrice du planning familial. Pour Marie Rivière, pendant le confinement, j’ai revu les films de Rohmer, et j’ai redécouvert Marie Rivière, qui a un charme irrésistible. C’est un phénomène aussi. Je trouvais intéressant qu’elle soit la mère de ces jumelles [dans le roman comme dans le film, l’héroïne a une jumelle, qui lui renvoie l’image d’une vie qu’elle aurait pu avoir, ndlr]. Et je la trouve magnifique dans le film : elle a une forme d’ingénuité et en même temps elle est belle. J’adore cette femme. Elle est débridée, elle passe du coq à l’âne. Elle est très libre, en fait. C’est génial d’avoir cette fraîcheur-là à cet âge-là.
On a l’impression que les sujets d’actualité vous rattrapent souvent. Ça nous a frappé lors de la sortie de Notre dame, en décembre 2019, soit quelques mois après qu’il y a eu l’incendie…
Ah bah ça, oui, toujours. C’est fou. Là, c’est pareil. À partir du moment où j’ai commencé à écrire, de plus en plus de choses ont commencé à sortir. J’ai toujours cette peur de sortir un film qui a trop d’écho, que ça soûle tout le monde. Là, pour mon prochain film, je suis en train d’écrire sur la psychiatrie. Je suis tombée sur un article du Monde qui parle exactement de ce sujet. J’avoue que je suis toujours très surprise d’être aussi connectée à l’actualité. Je ne sais pas, je dois être un peu sorcière !
L’Amour et les Forêts de Valérie Donzelli, Diaphana (1 h 45), sortie le 24 mai
Images (c) Virginie Efira et Melvil Poupaud dans L’Amour et les Forêts (2023) © Rectangle Productions / France 2 Cinéma / Les Films de Françoise / Photographe : Christine Tamalet // Miou-Miou et Valérie Donzelli dans Nona et ses filles (2021)