Ça a été difficile de vous replonger dans vos souvenirs ? Avez-vous eu besoin de consulter des journaux intimes, des photographies ?
Je n’ai pas utilisé d’images d’archives, je n’ai pas regardé à nouveau le documentaire de François Manceaux Il était une fois 19 acteurs [collection de trois films documentaires tournés entre 1986 et 1987 dans les coulisses des Amandiers, ndlr]. Je n’ai pas eu besoin de regarder des photos, des films. J’ai utilisé les souvenirs qui me venaient de façon naturelle, je ne les ai pas forcés. Par contre, j’ai fait des entretiens avec tous les anciens élèves de l’école, pour avoir leurs souvenirs. Ils ont été très précieux pour le scénario parce qu’ils nous ont donné des détails. Les mêmes événements revenaient comme des obsessions et ont été racontés par plusieurs élèves, de façon différente.
« Les Amandiers » de Valeria Bruni-Tedeschi : un film de troupe mythique et terrassant
Dans votre film Un château en Italie (2013), le personnage du frère dit que, si le château de la famille est vendu, la mémoire du père s’en ira avec. Avez-vous ce rapport mélancolique aux objets, aux lieux ?
Je suis mélancolique, et donc oui les objets me parlent de la vie passée, les maisons me parlent de la mort. Il y avait un très beau monologue dans une pièce de Jon Fosse que Patrice Chéreau a montée et dans laquelle je jouais qui disait qu’on regarde les maisons, les villes, qu’on regarde tous les gens qui passent et qui meurent, et que les maisons restent, les villes restent. Il y a quelque chose qui parle de notre passage sur Terre quand on regarde les objets, les lieux. Faire un film pour moi est un antidote à la nostalgie, un antidote à la mélancolie. Faire un film, c’est transformer les souvenirs en vie présente, faire en sorte que les morts puissent venir parler avec nous, effacer un peu la frontière entre la vie et la mort. Avec le cinéma, c’est comme si on arrivait à avoir une communication, à les faire revenir avec de la poésie, pas de façon rationnelle.
© Jean Ber / Collection Christophel
Avec Louis Garrel et Micha Lescot, nous n’avons pas essayé de faire un biopic sur Patrice Chéreau et sur Pierre Romans. Ils ont essayé de les convoquer à l’intérieur d’eux de façon émotionnelle, de convoquer leur énergie de façon plus métaphysique que réaliste. Par contre, parfois, convoquer ça veut dire utiliser des détails. Un jour, pendant une répétition, j’ai dit à Louis : « C’est super, mais tu ne fumes pas les petits cigares ? » Les petits cigares, c’est une madeleine de Proust pour les gens qui ont rencontré Chéreau. À l’époque, dans les années 1990, il fumait ces petits cigares de façon compulsive. Louis me dit : « Non, j’ai arrêté de fumer, on ne va pas copier, on s’en fout. » Le lendemain, comme beaucoup de comédiens qui râlent et qui sont de grands acteurs, il est arrivé avec des petits cigares et il s’est mis à les fumer à sa façon – et un peu à la façon dont il imaginait que Chéreau les fumait.
Un château en Italie était un hommage à votre frère disparu. Quelle relation aviez-vous avec lui ? A-t-il été aussi important dans votre rapport à la culture, à l’art ?
Ce n’est pas qu’il a compté, c’est qu’il fait partie de moi. C’est ma vie, mon frère. Je ne sais même pas comment le dire. Physiquement, on se ressemblait, mais il avait un caractère très différent du mien. Il se moquait de moi avec amour, il était critique, il avait une ironie. Il n’était pas indulgent mais à chaque avant-première il était là. Avec sa présence il me montrait la tendresse et l’admiration qu’il avait pour moi. Il ne le montrait pas avec les mots. Il avait une exigence qui m’a formée – je suis robuste face aux critiques, je veux bien les entendre. De toute façon on est fait de ses frères et de ses sœurs : on est eux, ils sont nous. On est fait de nos parents. On le sait moins, on arrive moins à le détecter, mais on est profondément fait de nos ancêtres, et ça c’est une chose dont je trouve que la psychanalyse classique ne tient pas assez compte. C’est une chose qui m’intéresse beaucoup.
Quelles valeurs vous ont été transmises par votre famille ? Vos parents ont-ils été importants dans votre rapport à l’art ?
Mes parents sont des artistes. Mon père était un industriel de la haute bourgeoisie de Turin et un artiste. Il souffrait de cette dualité, d’avoir une vie qui n’était pas exactement la vie qu’il aurait voulue. Il se réveillait tôt le matin, il écrivait de la musique de 5 heures à 8 heures, et ensuite il allait au bureau dans son usine de câbles électriques. Le soir, comme il était aussi directeur artistique du Teatro Regio de Turin, il travaillait avec des chanteurs, des danseurs. Le samedi et le dimanche, il était collectionneur d’objets d’art. Il avait une personnalité très complexe. C’était profondément un artiste, dans le sens où il avait une folie et la laissait exister alors que la grande bourgeoisie met un couvercle sur la folie. Ma mère a aussi une folie. Quand je lui ai demandé de jouer dans mes films [Marisa Borini joue dans Il est plus facile pour un chameau…, dans Actrices, dans Un château en Italie et dans Les Estivants, ndlr], j’ai vu à quel point, à 70 ans, elle a commencé à être une actrice. Le fait que mes parents soient deux artistes, au fond, ça m’a donné la permission. Je me suis senti le droit à la folie.
Ça a été compliqué de convaincre votre mère de jouer ?
Pas du tout. C’est Noémie Lvovsky, au moment du casting d’Il est plus facile pour un chameau…, qui m’a dit : « Mais pourquoi t’essayes pas ta mère ? » [Noémie Lvovsky était coscénariste du film, ndlr.] J’ai fait des essais avec elle. Elle s’est allumé une cigarette et c’était une actrice. Elle a un énorme plaisir à jouer. Là, elle est folle de joie parce qu’elle va tourner avec Josée Dayan dans sa série [Capitaine Marleau, ndlr], elle est totalement excitée. Elle a quand même 92 ans. Savoir qu’elle va tourner lui redonne de la vitalité. Après j’ai eu un moment où je lui ai dit : « Non maman, je vais prendre une actrice, c’est trop d’émotion. » Elle m’a dit : « Oui, il n’y a pas de soucis, de toute façon c’est toi qui décides, mais je croyais que le cinéma était une affaire de passion… » Elle m’avait convaincue en une phrase. Même si ce n’est pas commode, même si c’est un peu dangereux, douloureux, même si on ne sait pas où l’on va, c’est quand même mieux de filmer la passion que de filmer la tranquillité.
Petite, votre père vous amenait avec lui au théâtre ?
Oui, j’ai un souvenir merveilleux : quand on s’ennuyait au théâtre, on s’en allait et on allait manger des saucisses, des würstel, puis on revenait. Il allait dans les loges et il mentait, il félicitait tout le monde. C’était une espèce de petit crime qu’on commettait ensemble. C’est un très bon souvenir de liberté, d’une hypocrisie ludique, d’un petit jeu parce qu’il ne supportait pas de s’ennuyer. Alors je repense à ce titre de Peter Brook, Le diable c’est l’ennui, et je trouve vraiment, au théâtre surtout, que le diable c’est l’ennui. Je n’ai pas l’insolence de m’en aller quand je m’ennuie, parce que mon père n’est plus là et que j’ai besoin d’être accompagnée pour l’avoir. Si je fais quelque chose au théâtre – quoi que je fasse d’ailleurs, théâtre, cinéma, jouer ou mettre en scène –, j’ai cette idée-là que ça ne doit pas être ennuyeux. Mon père m’a transmis ça. Je me souviens aussi que, quand on regardait un concert à la télé, il parlait à l’orchestre, il disait « Allez, allez ! », il donnait le rythme. Je me souviens de cette phrase qu’il disait toujours, qui est de je ne sais plus quel compositeur : « Musica tagliata, musica non fischiata », « musique coupée, musique pas sifflée. Ça m’est resté. Au montage, il vaut mieux couper qu’être sifflé.
Qu’est-ce qui a véritablement déclenché votre envie de faire du théâtre ?
Il y a eu plusieurs étapes, plusieurs moments. Au début, c’était plus une idée théorique, j’étudiais, et puis, un jour, je jouais un personnage de Tennessee Williams, Baby Doll, et j’ai eu la sensation qu’à la fin de la scène je n’étais pas la même qu’au début, je me dévoilais. Le personnage était une jeune fille qui avait du plaisir alors qu’elle ne voulait pas en avoir avec cet homme, elle s’en défendait, et moi sur scène j’avais eu un plaisir physique et je m’en défendais. J’avais montré quelque chose de très intime de moi, que je ne soupçonnais pas. Je ressentais aussi un peu de honte, mais je me souviens que quelque chose s’était passé. Là, c’est devenu intéressant. Je crois que c’est la première fois que j’ai compris que, le théâtre, ce n’était pas simplement réciter, mais vivre. Les cours de Blanche Salant [l’Atelier Blanche Salant & Paul Weaver, à Paris, est inspiré des travaux du dramaturge et professeur d’art dramatique russe Constantin Stanislavski, dont l’enseignement est fondé sur le vécu et le jeu physique des interprètes, ndlr] et la méthode Strasberg [méthode de jeu proche de celle de Stanislavski, imaginée par Lee Strasberg à l’Actors Studio à New York, ndlr] ont été décisifs pour moi.
« Dans le film, il y a vraiment quelque chose d’Éros et Thanatos, comme si le désir de vie allait contre une pulsion de mort. »
Pouvez-vous me raconter votre arrivée aux Amandiers, avec Patrice Chéreau, Pierre Romans ? Vous saviez qui ils étaient avant d’intégrer l’école ?
Non, je ne les connaissais pas. J’avais raté deux fois le Conservatoire et je m’étais inscrite là parce que c’était une école nationale. Je n’avais pas vu la tétralogie de Chéreau [en 1976, Pierre Boulez et Patrice Chéreau montent L’Anneau du Nibelung, cycle de quatre opéras de Richard Wagner, ndlr], qui était à l’époque très importante et que mon père connaissait très bien : pour mon père, Chéreau, c’était un mythe ; pour moi, c’était personne. Pierre Romans, je l’ai vu la première fois pendant le concours, il était magnétique, il y avait quelque chose de totalement hypnotique dans ses yeux. Chéreau, je me souviens d’un moment où quelqu’un passait dans les salles, comme ça. Je pensais que c’était le gardien du théâtre. Un jour j’étais sortie d’une salle en lui faisant une grimace, pour lui montrer que je m’ennuyais, et après on m’a dit : « C’est Chéreau ». J’ai pleuré, je pensais que jamais il ne m’accepterait dans son école. Pendant ce concours, j’ai senti l’importance de ces gens, l’importance de ce lieu.
Comme le dit le personnage de Suzanne Lindon dans le film, c’était le centre de l’Europe. On ressentait ça, on ressentait une énergie très puissante, une électricité. À un moment, j’ai même pensé faire un film uniquement sur le concours et faire ensuite un deuxième film sur l’école. Il y avait deux mille cinq cents candidats, puis soixante pendant le stage qui durait dix jours. Ces soixante personnes ont vécu ce stage comme un moment très important de leur vie, et j’ai voulu filmer ça. Cette école a été fondatrice. C’était le climax et l’apothéose de notre jeunesse, et quelque chose à la fin de la scolarité était fini, était un peu mort. Dans les entretiens des anciens élèves, il y a toujours une première partie où ils racontent quelque chose de très joyeux et une deuxième partie beaucoup plus sombre. Dans le film aussi il y a une première partie très joyeuse, pleine de vitalité, puis la difficulté, la cruauté de la vie, le danger de la mort, du sida, de la drogue. La vie d’adulte assombrit la jeunesse, l’entrave. Dans le film, il y a vraiment quelque chose d’Éros et Thanatos, comme si le désir de vie allait contre une pulsion de mort.
Dans une interview à Libération en 2003, vous disiez : « Chéreau est resté le repère, le père, et chaque fois que je travaille, je me demande ce qu’il va en penser. » C’est un fantôme bienveillant ?
Ce n’est pas un fantôme, il est très vivant. J’ai rencontré Marthe Keller [actrice et metteuse en scène suisse, ndlr] l’autre jour chez le coiffeur, elle a dit une chose avec laquelle je suis complètement d’accord : « C’est le mort le plus vivant de ma vie. » Pour moi aussi. Thierry [Ravel, comédien de la troupe des Amandiers mort prématurément et ancien amoureux de Valéria Bruni Tedeschi, ndlr] aussi est très vivant. Mon père et mon frère aussi, mais je dois dire que, Chéreau, il est vivant au quotidien. Je ne le ressens pas comme un fantôme et je ne le ressens pas toujours bienveillant. Il est parfois critique, mais moi j’aime bien les critiques. Noémie [Lvovsky, ndlr], par exemple, est critique vis-à-vis de mon travail. C’est une façon de se positionner qui est exigeante. Il y a une bienveillance de fond mais il y a aussi quelque chose d’un peu dur.
Qu’est-ce que Chéreau vous a légué ?
Une exigence, le sens de l’acharnement au travail, il était très acharné.
Comment sortiez-vous d’une pièce montée avec lui ?
D’une répétition je sortais soit pleine, excitée et joyeuse – il avait ri, je le voyais content et donc j’étais contente, soit avec un grand découragement et une grande angoisse de son mécontentement, une anxiété, une peur. Il faisait monter en moi des émotions très fortes, et j’avais très envie qu’il m’aime. Il demandait aux acteurs et aux actrices de parler d’eux-mêmes. Il n’y a que quand on parle de soi que c’est intéressant. Ça, c’est une autre chose qu’il m’a communiquée très fortement.
Noémie Lvovsky fait partie de votre famille de cinéma, vous avez tourné dans ses films, elle coécrit vos scénarios…
Noémie, je l’ai rencontrée en sortant de l’école. J’ai commencé à travailler avec elle comme actrice [en 1990 dans Dis-moi oui, dis-moi non, ndlr], puis on est devenues amies. Mimmo Calopresti [acteur, réalisateur et producteur italien, ancien compagnon, avec qui elle a tourné, entre autres, La Seconde Fois et Mots d’amour, ndlr] aussi a été très important pour moi, il m’a permis d’écrire, d’abord pour lui, puis mes propres petites scènes. Noémie m’a poussée à réaliser. Elle a travaillé avec moi sur mon premier scénario et ensuite sur tous les autres. Puis j’ai rejoué pour elle, puis elle pour moi. Ce sont comme des pions que l’on bouge de place, notre rapport amical reste, mais notre rapport de travail se déplace. Ce qui est important, c’est qu’il continue, que la vie fasse qu’on reste ensemble, ça, c’est la chose qui me semble vraiment faire sens. C’est pareil avec Louis [Garrel, ndlr], ce qui m’importe, c’est que les amours puissent se transformer en amitié et qu’on puisse travailler toujours ensemble. On se sépare, mais on continue à faire notre vie ensemble d’une certaine façon. Bon après nous avons une fille ensemble. Ce qui m’importe, c’est que les choses ne s’arrêtent pas. Les grandes rencontres de travail, d’amour ou d’amitié, c’est bien qu’elles se modifient, parce que la vie bouge. Mais j’ai du mal avec les ruptures.
Vous avez filmé votre fille, Oumy Bruni Garrel, dans Les Estivants en 2019. Comment avez-vous vécu cette expérience ?
J’avais un personnage de petite fille dans le film. J’étais embêtée parce que je ne me voyais pas faire le film sans elle, mais je ne savais pas si elle savait jouer ; ça, c’est quelque chose de mystérieux. D’ailleurs, ce n’est pas vraiment savoir jouer… C’est comme quand ma mère s’allume une cigarette : c’est une actrice. J’avais très peur ce jour-là, on a fait une petite scène, avec ma mère justement, au piano, et immédiatement c’était une actrice. Dieu merci, je n’aurais pas su la filmer si ça n’était pas allé, et je n’aurais pas pu prendre une autre petite fille. C’est pour moi une grande actrice. J’aurais très envie de la filmer à nouveau.
: Les Amandiers de Valeria Bruni Tedeschi, Ad Vitam (2 h 06), sortie le 16 novembre
Portrait : Marie Rouge pour TROISCOULEURS