Des coupures de journaux, des fichiers vidéo et des lettres manuscrites signées L, une étudiante indienne, sont retrouvés dans de vieux cartons. Les documents évoquent une révolte à l’université, des manifestations et des conflits avec la police, ainsi qu’un amour impossible entre deux personnes issues de castes différentes…
Avec son premier long métrage, Payal Kapadia s’inscrit dans le sillage du cinéma de Chris Marker, à mi-chemin entre le documentaire et la fiction. Retraçant les propres années d’étude de la cinéaste pour prendre la température d’une jeunesse animée par la lutte contre les castes, le film aurait en effet pu s’appeler Sans soleil : en plus de reprendre au célèbre film de Marker sa voix off à moitié fictionnelle (L n’a jamais existé, mais est plutôt l’incarnation de la jeunesse tout entière), Kapadia transforme aussi la moindre image en une sorte d’archive, comme une émanation venue d’un temps révolu.
La révolte que retrace le film a pourtant bien eu lieu, à partir de 2017, mais la texture des images, l’usage du noir et blanc et le montage lancinant recouvrent tout d’un voile nostalgique et installent un rapport rétrospectif et mélancolique avec les événements. C’est que le présent peut aussi nous irradier d’un sentiment d’urgence parfois aveuglant : à distance des choses, Toute une nuit sans savoir nous plonge au contraire dans un bain d’obscurité pour nous inviter à regarder autrement, en nous concentrant sur le sentiment véhiculé par les images plutôt que sur la clarté des informations.
« Ne pensez pas en noir et blanc », professe, à la fin du film, l’un des étudiants aux nouveaux arrivants. Qu’en est-il justement du noir et blanc de Kapadia ? Nourrie à l’histoire d’un cinéma révolutionnaire et aux grands noms de l’avant-garde, la jeune réalisatrice envisage le cinéma comme un art à la fois lumineux et obscur, toujours dans un entre-deux, et trouve dans les nuances de gris, la texture pixelisée des images numériques ou le grain de la pellicule une sorte d’utopie : un monde insaisissable, en mouvement, changeant, libéré d’un pouvoir qui tente de le (et de se) maintenir en place.
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TROIS QUESTIONS À PAYAL KAPADIA
Pourquoi confondre événements avérés et personnages de fiction ?
Au fil du tournage, beaucoup d’images nous ont été envoyées par des étudiants soucieux d’alimenter notre film, et cela a fini par constituer un fond d’archives important. C’est pourquoi nous avons choisi de construire le film autour d’un personnage fictif, comme un fil rouge. Ce mélange, comme chez Chris Marker ou Jean Rouch, m’a par ailleurs toujours intéressée. Aujourd’hui, on retrouve de plus en plus ce que j’appellerais un « cinéma de l’entre-deux ».
Le film semble venir d’un autre temps alors que vous avez tourné à partir de 2017. Pourquoi avoir instauré cette distance ?
Je pense que mon scénariste et moi voulions créer un rapport nostalgique avec les images. Quand on songe à la nostalgie, ça évoque de bons moments. Le film est contemporain et ne renvoie pas à une époque particulièrement radieuse mais, pour autant, cette période a aussi été celle où beaucoup de personnes sont sorties dans la rue pour manifester et défendre leurs convictions.
Selon vous, le cinéma peut-il encore bouleverser l’ordre établi ?
C’est quelque chose auquel je pense souvent. Peut-être que le cinéma ne peut plus le faire comme il le faisait autrefois, mais qu’il peut désormais construire notre mémoire collective. Je me souviens d’une formule de Milan Kundera qui disait : « La lutte de l’homme contre le pouvoir, c’est la lutte de la mémoire contre l’oubli. » Peut-être que le cinéma peut résister ainsi.
Toute une nuit sans savoir de Payal Kapadia, Norte (1 h 39), sortie le 13 avril.
Image: © Petit Chaos