En 2016, Hubert Avoine (Roschdy Zem dans le film), ancien indic inflitré de l’Office central de répression du trafic illicite de stupéfiants, contacte Emmanuel Fansten (Pio Marmaï), journaliste de Libération. Il lui révèle plusieurs missions occultes qu’il a effectuées pour la police française, et dit notamment avoir été envoyé en Espagne pour garder vingt tonnes de cannabis par le patron des stups de l’époque, François Thierry (Vincent Lindon). Avoine et Fansten commencent ensemble un long travail d’enquête qui sera publié sous forme de livre en 2017 (L’Infiltré, Robert Laffont) et qui a entraîné la mise en examen de François Thierry pour, entre autres, complicité de trafic de stupéfiants. L’affaire est toujours en cours. Pour parler du film vertigineux qu’il en a tiré, Enquête sur un scandale d’état, on a retrouvé Thierry de Peretti dans le décor irréel, sombre et chic, d’un bar de palace parisien.
Thierry de Peretti, Corse intime
Aux dernières nouvelles, tu travaillais sur un nouveau film dont l’action se situait en Corse, adapté du livre de Jérôme Ferrari, À son image. Que s’est-il passé ?
Ah oui, c’est le prochain ! Choisir entre ces deux projets, ça a été un dilemme. Enquête sur un scandale d’État a eu une histoire un peu rocambolesque. C’est une commande, car on m’a suggéré d’adapter ce livre, L’Infiltré, une enquête journalistique autour des stups, et en même temps ce projet a rejoint l’envie que j’avais depuis longtemps de faire un petit pas de côté par rapport à la Corse, pour dresser un portrait du Paris des années 2010. Donc Paris est quand même là – un Paris post 13-Novembre, post Nuit debout –, mais sans être le sujet central du film.
Tu filmes un Paris en chantier, ambivalent et mystérieux. Il y a un plan impressionnant qui part de derrière une palissade pour s’élargir et donner à voir dans le même cadre un terrain vague en travaux et une rue des beaux quartiers.
On était tout en haut du palais des congrès et, effectivement, il y avait des travaux et une espèce de béance dans le paysage. Ce mouvement de caméra, c’est un très lent dézoom, très suave, qui permet de situer l’action dans les endroits où ça se passe, c’est-à-dire la porte Maillot, le haut des Champs-Élysées. Ce sont des endroits de Paris que j’aime beaucoup, pas ceux où je passe le plus de temps, mais ceux que je trouve les plus mystérieux, où tu sens que ça traficote, beaucoup plus que dans le centre de Paris qui est totalement gentrifié et assez uniforme. Avec Claire Mathon, qui a fait l’image du film, on a cherché plein de façons de filmer Paris dans une idée de circulation – parce que c’était le principe du film, la circulation d’une ambiance à une autre, d’une salle de rédaction à une salle de fêtes – et que ça produise un effet de liberté et aussi d’envoûtement.
« Il est question de l’État français, de violence d’État, même si ce n’est pas une violence politique comme dans ‘Une vie violente’ ou ‘Les Apaches’ »
Quand tu as rencontré le journaliste Emmanuel Fansten et l’indic Hubert Avoine, ils venaient de publier leur livre. Mais ils continuaient à enquêter ?
Oui, ils étaient en fusion ! Au début, je devais adapter L’Infiltré, mais je ne voulais pas faire un biopic d’Hubert et prendre tout ce qu’il dit dans le livre pour argent comptant. Quand j’ai rencontré Hubert et Emmanuel, je leur ai dit : « Par contre, si vous me laissez passer du temps avec vous, si vous m’amenez partout, je fais un film sur votre travail d’enquête ». L’affaire m’intéressait parce qu’elle était en cours. Je me suis dit : comment épouser l’espèce de navigation à vue dans laquelle ils sont, donner un peu de ce trajet qu’ils suivent et qui n’est pas tout droit ?
Ils m’ont pris avec eux, on a rencontré les juges, les trafiquants… Ils étaient comme un couple, ils passaient leur temps à se disputer, parce que c’était déjà la fin, ils étaient en train de se séparer… [Hubert Avoine est décédé d’un cancer en 2018, ndlr]. C’était très beau. Et, en même temps, des nouvelles tombaient toutes les deux minutes qui leur donnaient raison, et ils pensaient que ça y était, que tout allait péter, qu’ils allaient faire tomber le système. Et en fait… non. C’est aussi ce qui me touche dans le film : c’est un sujet fascinant mais qui finalement ne va pas non plus faire tomber la République.
« Une vie violente » de Thierry de Peretti
La Corse formait l’ancrage profondément intime de tes précédents films. Le fait de t’en éloigner, c’est une manière d’aller plus franchement dans la fiction ?
C’est vrai que je me suis dit : comment je fais si je raconte quelque chose qui est beaucoup moins intime pour moi ? Ça devient presque un exercice. Mais je n’aurais pas filmé cette histoire de cette façon-là sans la Corse : il est question de l’État français, de violence d’État, même si ce n’est pas une violence politique comme dans Une vie violente ou Les Apaches. Après, le film épouse vraiment le réel, puisqu’il est construit à partir des vraies interviews qui ont été menées en ma présence par Hubert Avoine et Emmanuel Fansten…
Il y a eu une retranscription exacte de ces entretiens, et ces verbatim je les ai confiés aux acteurs. Donc, après, c’est plus la question de l’interprétation, comment les actrices et acteurs vont restituer ce qui a été dit ; et, pour moi, de trouver une équivalence de cinéma à quelque chose qui s’est passé. Donc c’est une fiction, oui, mais tout ce qui est dans le film est vrai d’une certaine façon. C’est comme ça que je me suis approprié cette histoire, en essayant d’aller plus loin sur ces questions : qu’est-ce qu’on fait avec le réel ? comment on dézoome suffisamment pour voir l’entièreté de la photo ?
C’est aussi un film sur la parole, le storytelling : qui raconte quoi, et comment.
Parce que pour les gens qui sont dans ces affaires-là, flics, trafiquants, journalistes, procureurs… tout passe par la parole. Chacun dans le film fait un récit et vend quelque chose, le patron des stups, Hubert Avoine, les journalistes qui doivent séduire suffisamment pour que leur sujet se retrouve en une… Il y a pour moi l’envie de superposer ces récits pour commencer à saisir un peu de la réalité des choses. Ça pose aussi la question de comment on feuilletonne aujourd’hui, comment on crée des lignes de tension pour vendre.
Et ça, peut-être que je le ramène de Corse, parce que la Corse est un sujet commenté, vu, revu, travaillé par des forces dont la presse se fait les choux gras régulièrement, surtout en matière de criminalité. Ça me trouble, comment la société du spectacle fait injonction. De temps en temps, le journalisme se déplace du côté de la fiction. Dans la façon dont on fait le récit, dont on rythme les choses, dont on les rend attractives, voire addictives. Et, forcément, quand tu es metteur en scène, tu te dis : bon, si les journalistes, les politiques s’occupent de la fiction et de « netflixiser » leurs récits, qu’est-ce qu’il me reste ? Ça te radicalise presque du côté de l’exactitude de la parole, de comment ça se passe vraiment.
En interview pour Une vie violente, tu m’avais parlé d’un racisme cognitif que tu as pu ressentir en tant que Corse… On retrouve ça chez Hubert, non ? C’est un personnage qui a le désir de sortir de l’ombre.
Oui, c’est ça. Il y a une blessure profonde chez Hubert, une blessure sociale. On le voit quand il dit au journaliste : « C’est mon histoire que tu prends. » Évidemment, la question du racisme cognitif, je la sens, parce que j’ai l’impression d’être inscrit dans une histoire collective qui n’est pas la même que l’histoire collective tout à fait française. Hubert, c’est un transfuge de classe aussi. Et Roschdy Zem arrive vraiment à faire tinter tout ça, sans qu’il y ait une grande scène qui le raconte, parce qu’il y a une énorme pudeur chez ce personnage.
Et en même temps, un narcissisme : il se prend en photo, il se met en avant… Le projet d’Hubert, est-ce que c’est de sortir de l’ombre ? est-ce que c’est de se venger ? est-ce que c’est de se mettre au service ? C’est certainement un peu tout ça. Ce n’est pas parce qu’il a envie de lumière qu’on doit discréditer sa sincérité à un autre endroit. Mais là où on ne peut pas remettre ce qu’il dit complètement en question, c’est que c’est quelqu’un qui est malade et qui est sur le point de mourir, et qui est engagé à aller au bout. Mais oui, la crise de la fiction, elle passe par lui, qui est inspiré du vrai Hubert, avec qui on a passé beaucoup de temps.
Il était comment, le vrai Hubert Avoine ?
Il était très fascinant, attachant, et déroutant. Parce qu’il y avait plein de moments où t’avais l’impression qu’il mythonait, et dans la seconde d’après il faisait quelque chose qui te prouvait que non – quand, en Espagne, il discutait avec de gros juges antiterroristes avec un accent espagnol parfait, et qu’il était reçu et pris au sérieux par des gens vraiment importants… Ça m’intéresse beaucoup parce que c’est ce que j’aime en tant que spectateur au cinéma, quand je dois faire des mises au point en permanence sur les personnages. Qu’ils ne soient pas tout le temps prisonniers de mon regard… « Ah oui, je vois quel type de personne c’est ! » Ben non, tu vois bien que tu t’es trompé. Et après ça, tu te retrompes encore. Parce que les personnes sont plusieurs choses. J’aime beaucoup cette sensation que ton regard de spectateur évolue tout au long du film.
Quels enjeux le sujet du trafic de drogue cristallise-t-il ?
Le sujet de la drogue est passionnant parce qu’il a à voir avec la criminalité, la police, la justice, le commerce, la grande distribution. Emmanuel et Hubert, quand je les ai vus pour les premières fois et qu’ils me racontaient ce que c’est aujourd’hui le trafic et la lutte contre le trafic, c’était fascinant. Et en même temps, je ne comprenais pas grand-chose. Qu’est-ce que c’est une livraison surveillée ? Les modalités de consommation aujourd’hui ? Pourquoi elles influencent la politique de répression ? Comment la politique se sert de tout ça ? Rencontrer des policiers qui ont bâti la doctrine de la lutte contre le trafic au début des années 2000, c’est intéressant.
Jusque-là, la lutte était axée surtout sur l’héroïne, pour des raisons sanitaires. On a tout à fait inversé ça pour réfléchir à partir du facteur violence. Et le trafic de stupéfiants qui génère le plus de violence, c’est le trafic de cannabis, parce que le consommateur de shit est infidèle, ce qui crée des luttes de territoires terribles – on le voit à Marseille. Tout d’un coup on s’est dit : c’est le sujet d’avenir, au sens de surface médiatique, c’est à dire que les politiques vont pouvoir s’en servir.
Le politique, il va pouvoir venir poser devant les ballots de cannabis saisis. Mais on voit bien que c’est du théâtre, de la fiction. Une saisie de dix tonnes de drogue, tu ne peux pas la faire sans une info qui t’a été donnée par un informateur extrêmement averti, donc partie prenante du trafic. S’il t’a donné cette information, tu l’as remercié en le laissant trafiquer, ce n’est pas possible autrement. Quand on m’explique tout ça, je veux le restituer au cinéma. L’entendre, le raconter, le comprendre, et pas simplement voir trois camions qui passent une frontière.
« J’aime beaucoup être libre dans l’image, que ce qu’on a mis en place vive seul dans la durée pour que nous »
Contrairement à d’habitude, tu n’as travaillé qu’avec des acteurs professionnels.
Oui, c’était vraiment important, notamment pour les journalistes de Libération. Je voulais tourner dans les locaux du journal, dans la vraie longueur des comités de rédaction auxquels j’avais assisté, à savoir quarante-cinq minutes, avec tous les départements qui s’expriment tour à tour, police-justice, sport, international, politique, société… Autour de la table, il n’y a que des actrices et des acteurs qui ont une expérience de théâtre, de ce qu’on appelle les écritures de plateau, voire de la mise en scène. Antonia Buresi, Julie Moulier, Arnaud Churin, Pierre-Alain Chapuis… Je les réunis et je leur dis : voilà, je veux restituer cette chose-là. Je leur confie ça. On distribue les rôles et chacun y va avec son intelligence des enjeux de la scène. Et ensuite, on part pour un petit voyage de quarante-cinq à cinquante minutes sans coupe, ce qui est très rigolo à faire pour tout le monde et crée une intensité, une attention.
Ton goût pour le plan-séquence découle de cette façon de travailler avec les acteurs sur le temps long ?
J’aime beaucoup être libre dans l’image, que ce qu’on a mis en place vive seul dans la durée pour que nous, avec la caméra, on puisse circuler à l’intérieur. C’est l’idée d’un souffle, je ne me vois pas couper les acteurs, leur dire de reprendre… Pour moi, le plan-séquence, c’est un rapport au présent, il permet au spectateur d’être dans le même temps que le film.
Tu avais des films en tête pour tourner Enquête sur un scandale d’État ?
Depuis Mediapart de Naruna Kaplan, un documentaire qui a été fait par une jeune cinéaste sur Mediapart, entre les deux tours de la dernière élection présidentielle. C’est dément. La sociologie de Mediapart, c’est pas du tout celle de Libé. La série The Wire, surtout la dernière saison. Les films de Francesco Rosi Lucky Luciano, Salvatore Giuliano, et Main basse sur la ville, des films d’enquête qui tentent de mettre au jour quelque chose de la société, d’un moment de l’histoire de l’Italie, à travers un personnage de mafieux. Et en même temps, ce sont des films totalement envoûtants.
Et donc, le prochain film ?
À son image. Il est écrit, et on va rentrer en financement bientôt. Et je développe aussi une série, que j’écris avec Jeanne Aptekman et Emmanuel Bourdieu. Une anthologie de la criminalité organisée, de 1930 à 2022, à Marseille, à Paris, en Corse, essentiellement. C’est un projet historique et très, très documenté sur les liens scélérats entre la politique et le crime.
Enquête sur un scandale d’État de Thierry de Peretti Pyramide (2 h 03), sortie le 9 février
Photographie : Julien Liénard pour TROISCOULEURS
Images (c) Les Films Velvet