Tarik Saleh : « On se demande parfois si ça valait le coup de tout sacrifier pour une œuvre »

Tarik Saleh signe un palpitant thriller d’espionnage avec « La Conspiration du Caire ». Primé au dernier Festival de Cannes mais toujours interdit de séjour en Égypte, le cinéaste nous a détaillé son approche drastique du cinéma et de l’existence.


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 Après votre très remarqué film noir Le Caire Confidentiel, sorti en 2017, comment est né le désir de La Conspiration du Caire, qui est davantage un récit d’espionnage ?

Le film noir est mon genre préféré. Mais La Conspiration du Caire m’est vite apparu comme un film d’espionnage doublé d’un film de prison. J’ai relu il y a quelques années Le Nom de la rose d’Umberto Eco, un roman que j’adore. On y enquête sur le catholicisme dans un monastère du Moyen Âge, et je me suis demandé : « Pourrais-tu faire la même chose, mais avec l’islam et à l’époque contemporaine ? » Je me suis dit que probablement pas, mais que, si je le faisais, ce serait forcément à al-Azhar [prestigieuse université située au Caire et épicentre du pouvoir de l’islam sunnite, où se déroule l’intrigue de La Conspiration du Caire, ndlr]. J’ai d’abord voulu en écrire un roman, où je pourrais être très précis quant à ce que je voulais dire et éviter d’être mal compris.

Comment ce projet de roman est-il devenu un film ?

Plus j’écrivais et plus je me rendais compte que ce projet était très politique et dangereux, mais qu’il fallait le faire. Y avait-il un moyen d’écrire cette histoire sans offenser personne ? On a le droit d’offenser qui on veut quand on vit comme moi en Occident [Tarik Saleh, né à Stockholm d’une mère suédoise et d’un père égyptien, vit et travaille en Suède, ndlr], et on peut écrire toutes les histoires qu’on souhaite. Mais l’islam et les musulmans sont humiliés tous les jours, donc il n’y a rien de radical dans le fait de les offenser. Je trouvais davantage intéressant d’enquêter, avec une forme d’honnêteté intérieure, sur le conflit entre institution religieuse et institution politique en Égypte. Quand mes producteurs Alexandre Mallet-Guy et Kristina Åberg m’ont conseillé de faire de ce projet un film, je savais que je me lançais dans une aventure compliquée. Pour moi, réaliser est la partie la plus ennuyeuse. C’est tellement de logistique et de batailles pour obtenir exactement ce que je veux… Je venais en plus de réaliser un film américain [The Contractor, thriller d’action avec Chris Pine, sorti en avril dernier sur Prime Video, ndlr], et il fallait me remettre à des choses très techniques comme la gestion de centaines de figurants et de multiples costumes.

Comment avez-vous pensé le personnage principal d’Adam, étudiant qui se retrouve chargé par l’État d’espionner l’université al-Azhar ?

En tant que musulman, Adam estime que c’est Dieu qui lui a donné la foi et que c’est un péché de se plaindre de ce qu’il lui arrive. J’ai travaillé avec un imam pour l’aspect théologique du scénario, et la première chose qu’il m’a dite est qu’il avait eu le Covid mais que c’était la volon­té de Dieu et qu’il devait s’y plier. Adam croit profondément en Dieu, et tout ce qu’il veut est une bonne éducation. Sauf qu’il lui arrive quelque chose d’injuste et de terrible, quand un agent de la sûreté de l’État lui demande d’espionner à ses risques et périls les hautes instances de l’université dans laquelle il étudie. Adam se demande : « Pourquoi Dieu me fait ça ? Pourquoi Il me teste ? Quel est le bon choix à faire ? » Et il se trouve finalement dans une situation où il est quasiment impossible de faire le choix juste. Il trahit par exemple son compagnon de chambre, car cela lui paraît être le moins pire des choix. Adam est forcé de sacrifier son innocence, et c’est un ressort de tension énorme.

On se demande, au fil du film, si le cheminement d’Adam sera porteur d’espoir, ou si son immersion dans les conflits politiques égyptiens n’est pas plutôt source de désenchantement.

Il y a en effet comme un paradoxe dans le parcours d’Adam, entre apprentissage et désillusion. Mais n’est-ce pas exactement ce qu’est la vie ? On peut réussir quelque chose et gagner un prix à Cannes, mais le lendemain matin se réveiller en se demandant : « Qu’ai-je vraiment gagné et accompli ? Il y a toujours la guerre en Ukraine, il y a une crise de l’énergie… » J’étais ravi de recevoir le Prix du scénario pour le film à Cannes, mais qu’est-ce que cela signifie si le monde ne devient pas un meilleur endroit ? C’est l’expérience humaine, il n’y a pas de vraie fin heureuse. Adam navigue entre plusieurs eaux et essaie de sauver sa propre âme. Il veut survivre physiquement, mais surtout spirituellement.

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En 2015, trois jours avant le début du tournage du Caire Confidentiel, les services de sécurité égyptiens vous ont ordonné de quitter le pays avec votre équipe en raison du scénario, jugé trop critique envers la police égyptienne – vous étiez alors allés tourner le film au Maroc. Depuis, il vous est toujours impossible de vous rendre en Égypte ?

Oui, cela a été très explicite à l’époque. Il a été dit à la télévision égyptienne que, si je revenais, je serais arrêté. Parce que j’ai soi-disant insulté l’Égypte avec Le Caire Confidentiel [le film racontait l’enquête d’un inspecteur sur le meurtre d’une chanteuse et brocardait la corruption des élites politiques comme économiques du pays, ndlr]. L’Égypte est un pays complexe : il y a un groupe de personnes, à l’intérieur de la sûreté de l’État, qui a décidé cette interdiction, mais il y a aussi des gens qui m’ont mis en une du journal Al Gomhuria, titre qui signifie en égyptien « la République », pour le prix obtenu avec La Conspiration du Caire, disant que je les avais rendus fiers.

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Vous avez tourné La Conspiration du Caire en Turquie. Comment vous êtes-vous assuré d’une fidélité aux décors et à la situation égyptienne ?

C’est une combinaison de plusieurs choses. On a construit en Turquie des décors parfaitement semblables à ceux de l’université al-Azhar. Si vous regardez des photos de la vraie université, vous verrez qu’on a reproduit avec exactitude les salles de réunion ou la cour. Cela coûte bien sûr beaucoup d’argent. Et il y a aussi eu le choix de filmer une base militaire pour représenter la sûreté de l’État. Quand, en 2013, l’actuel président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi, et ses hommes se sont réunis pour décider de se débarrasser de Mohamed Morsi [président de l’Égypte depuis 2012, il fut renversé par un coup d’État en 2013, ndlr], c’était dans une base militaire. Donc je me suis dit que mes personnages d’agents de la sécurité officielle se réuniraient aussi dans une base quand ils discutent des décisions stratégiques concernant l’université al-Azhar.

Votre casting réunit des « gueules » de cinéma, entre votre héros Tawfeek Barhom (qui sera dans le prochain Terrence Malick, The Way of the Wind), l’expérimenté Mohammad Bakri, qui a entre autres tourné avec Costa-Gavras, et votre acteur fétiche, le génial Fares Fares.

Pour Le Caire Confidentiel, j’avais pu faire un casting en Égypte avant d’y être interdit de tournage et j’avais beaucoup d’acteurs égyptiens. Pour La Conspiration du Caire, je savais que je ne pouvais pas employer d’acteurs égyptiens, car cela aurait été problématique pour eux. La plupart sont donc palestiniens ou syriens, et j’ai pu prendre cette liberté car al-Azhar est une université internationale avec des étudiants qui viennent de plein d’endroits différents. Par contre, quelqu’un qui est cheikh à al-Azhar ou qui travaille à la sûreté gouvernementale ne peut être qu’égyptien. On a donc fait travailler les acteurs étrangers en dialectes égyptiens, ce qui a été très difficile pour eux. L’Égypte est un pays très diversifié, où les gens parlent différentes langues, et les accents furent un défi pour mon casting. Fares Fares, qui est libano-suédois, est excellent pour ça.

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Fares Fares, qui était l’acteur principal du Caire Confidentiel, joue ici le rôle central du colonel Ibrahim, qui recrute Adam et a des méthodes d’espionnage retorses.

J’ai écrit ce personnage avec Fares en tête. Le colonel Ibrahim me fait penser aux gens qui savent au fond d’eux que leur époque est révolue. Ibrahim a probablement été formé par la sécurité roumaine, la vieille Securitate [la police politique secrète roumaine sous l’ère communiste, dissoute en 1990, ndlr], du temps où l’Égypte fricotait avec le bloc de l’Est. Il travaille à l’ancienne, notamment dans sa façon de construire une relation faite de confiance et de peur avec sa source, Adam. Son patron est plus jeune, plus agressif, plus carriériste. Il a été formé par les Américains et veut aller droit au but sans gérer les sentiments. Mais Ibrahim est aussi un joueur d’échecs, il mène un brillant double jeu. J’ai évidemment pensé aux romans d’espionnage de John Le Carré et à son personnage récurrent, George Smiley.

 Vous avez commencé comme street artist reconnu en Suède, vous avez été journaliste, avez produit et réalisé des documentaires engagés. Quelle spécificité a la fiction par rapport à ces autres domaines ?

J’adopte pour mes films une approche quasi similaire à de celle d’un documentariste, mais notons qu’il y a un malentendu sur les documentaires. On pense parfois qu’ils doivent dire la stricte vérité, mais, même comme journaliste, vous cherchez une histoire et non pas une vérité. Il vous faut nécessairement une structure et une façon d’organiser votre récit journalistique pour que les gens soient captivés et comprennent les faits. Et un réalisateur de fiction doit aussi, à sa manière, dire la vérité. Si on ne croit pas à ce qu’on voit, le film est raté. J’essaie d’emmener les acteurs à un endroit émotionnellement réel, que j’ai déjà vécu et que j’essaie de retranscrire.

Cet état émotionnel, c’est notamment un sentiment de tristesse assez fort qui se dégage du film. Est-il lié à votre impossibilité à aller en Égypte ?

Oui, mais il y a toujours un prix à payer dans la vie. On se demande parfois si ça valait le coup de tout sacrifier pour une œuvre. Quand des gens me disent qu’ils aimeraient faire un film, je leur demande toujours : « Es-tu vraiment obligé de le faire ? Sinon, ne le fais pas. » Moi, je me devais en tout cas de réaliser La Conspiration du Caire, car je savais que, si je ne racontais pas cette histoire, personne ne le ferait jamais. Car il n’y a rien à y gagner pour un Égyptien. Moi, j’avais une position tout à fait unique, du fait de ma situation, et c’était mon devoir de m’y atteler.

La Conspiration du Caire de Tarik Saleh, Memento (1 h 59), sortie le 26 octobre

Portrait © Julien Lienard pour TROISCOULEURS