C’est quoi la villa Médicis aujourd’hui ?
C’est une institution à la fois connue et mal connue dans ce qu’elle fait. Il y a trois grandes missions : une mission de résidence, on accueille des pensionnaires, pour un an, des résidences courtes, pour un ou deux mois, des résidences très courtes pour un ou deux jours. On est un centre d’art, avec un lieu d’expo, une salle de cinéma, on organise des conférences, des colloques, des concerts. Et on a une mission de patrimoine : conserver et valoriser le patrimoine bâti, c’est-à-dire cette villa de la Renaissance. Et son jardin, qui est classé jardin remarquable, qui se déploie sur sept hectares en centre-ville.
Vous en êtes le directeur depuis deux ans. Quels sont les grands chantiers sur lesquels vous travaillez ?
Le projet que je porte, c’est de décloisonner au maximum ces grandes missions, qui souvent ont pu être abordées en silos. Je souhaiterais que les choses s’enchevêtrent, que la Villa Médicis puisse devenir un laboratoire. Un centre d’art qui permet de déployer des projets sur lesquels on peut être beaucoup plus expérimentaux – on a invité la cheffe Zuri Camille de Souza, qui explore dans sa cuisine ses origines indiennes et kenyanes et collabore avec les jardiniers de la Villa pour pouvoir cultiver des fleurs comestibles ; un festival de cabanes, qui travaille sur la question d’une architecture démontable, remontable, recyclable… Dans un lieu plus classique, on nous demanderait peut-être des comptes, d’avoir une ligne. Mais ici à la Villa Médicis, la pluridisciplinarité, c’est notre ADN.
L’une des missions qui vous a été confiée par le ministère de la culture est d’encourager la diversité sociale, géographique aussi. Concrètement, quelles mesures prenez-vous dans ce sens ?
On est une des rares résidences à ne pas accueillir que des résidents français, mais plus largement francophones, qui peuvent venir de tous les pays – cette année du Sénégal, d’Argentine… Et des provenances sociales assez diverses.
Mais sur nos seize sélectionnés parmi six cents candidats, il y a quand même une reproduction sociale, avec des artistes reconnus ou sur le point de l’être. Donc la question à se poser c’est : comment on rouvre ce jeu-là ? Le festival de cinéma et d’autres actions qu’on a mis en œuvre sont des réponses à ce trou, avec des réalisateurs qui viennent des quatre coins du monde. Mais on avait envie d’aller beaucoup plus loin sur ces questions sociales.
Comment ?
On est repartis d’une feuille blanche : on a créé un nouveau programme, les « résidences pro ». On a voulu toucher les populations dont on pensait qu’elles avaient le moins de chances de connaître la Villa Médicis. Pour les connaisseurs, elle apparaît parfois comme un palais de la République. Et ça, dans le discours social d’aujourd’hui, c’est une catastrophe. Ça provoque un sentiment de mise à l’écart et c’est contre ça qu’il faut qu’on arrive à agir. On s’est donc tournés vers les lycées professionnels, avec pour ambitieux projet d’accueillir en même temps trois cents élèves pendant cinq jours. On a travaillé avec la région Nouvelle-Aquitaine, avec une quinzaine de lycées professionnels mais aussi un lycée agricole provenant du fin fond des Landes jusqu’aux confins de la Creuse. On voulait faire passer ce message : vous êtes à la Villa Médicis parce que vous le valez bien, parce que vous êtes dans des filières d’excellence.
Est-ce que vous remarquez un renouveau esthétique, politique impulsé par les artistes contemporains ?
Les sujets sociaux n’ont jamais été aussi présents. On pourrait remonter sur des années très politiques – les années 1960, 1970 ou bien les avant-gardes des années 1930. Aujourd’hui, on est à l’évidence au milieu d’une révolution, avec des sujets tournant autour de l’environnement, de la question du genre. Ça se retrouve dans les matériaux utilisés, dans la manière de penser, de travailler. Dans la manière aussi de créer des ponts entre les disciplines. On a par exemple une juriste qui travaille sur le droit de déambuler. Une chorégraphe aussi qui s’appelle Lasseindra Ninja, qui est une légende du voguing, discipline qui a été très peu présente à la Villa – c’est un euphémisme ! Les interactions avec des domaines plus classiques permettent des échanges très intéressants. C’est une maison qui a 350 ans d’histoire, donc le but n’est pas de faire table rase, mais bien de construire une suite à une histoire. Ce qui m’anime, c’est de réfléchir à comment maintenir notre pertinence. D’être sûr qu’en 2022, ce lieu soit bien utile.
C’est la deuxième édition du Festival Film Villa Médicis. Comment est-il né et en quoi se démarque-t-il ?
Les liens entre la Villa Médicis et le cinéma datent des années 1980. Traditionnellement, la Villa Médicis s’ouvre aux nouveaux arts. En l’occurrence, elle a un peu attendu pour le cinéma ! Xavier Beauvois, Thomas Salvador, Eric Baudelaire, Clément Cogitore, Mitra Farahani, qui a amorcé ici sa relation avec Godard [elle a signé le documentaire À vendredi, Robinson, dernière apparition à l’écran du cinéaste, actuellement en salles, ndlr] au point d’en être devenue sa dernière productrice, sont passés par ici. Avec ce festival, qu’on a créé l’année dernière et qui nous permet d’inviter quatorze réalisateurs pendant une semaine, on a la volonté de montrer des films un peu OVNI, de mélanger longs et courts métrages, les films dans et en dehors du circuit aussi. On cherche à donner un peu d’animation dans ce lieu qui peut être figé. J’aime beaucoup l’idée d’y introduire un peu de chaos. C’est un joyeux désordre qui permet de créer une ébullition.
Godard dans À vendredi, Robinson / Ecrans Noirs Production
Vous avez accueilli des tournages ?
Oui, la Villa se loue régulièrement, pour des films qui la mettent en scène ou qui l’utilisent pour parler d’un autre lieu – on peut citer Habemus papam de Nanni Moretti, dont certaines scènes, pour évoquer le Vatican, sont tournées soit ici, soit au Palais Farnese. Dans La Grande Belleza aussi. Et puis il y a le film de Caroline Deruas [ancienne pensionnaire, elle a réalisé en 2016 le film L’Indomptée, inspirée de ses années à la Villa Médicis, ndlr], dont le film se passe très largement ici.
Dans ce film comme dans le livre assassin de Hervé Guibert, L’Incognito (1986), la Villa Médicis est le théâtre de jeux de massacres ou de souffrances intimes, amoureuses. Elle marque la mémoire des pensionnaires visiblement.
Oui, souvent les artistes racontent comment l’amour peut télescoper la création. Le film de Caroline Deruas, c’est vraiment l’histoire d’une écrivaine qui vient à la Villa Médicis avec son conjoint, plus vieux et grand écrivain connu qui ne supporte pas que sa compagne plus jeune puisse travailler. Bon, quand on connaît sa situation personnelle [Caroline Deruas est la compagne du cinéaste Philippe Garrel, ndlr], il y a là quelque chose de sûrement autobiographique. Pour savoir jusqu’où ça s’arrête, il faudra lui poser la question !
Vous avez-vous-même été pensionnaire entre 2007 et 2008. Quels souvenirs en gardez-vous ?
Sans être grandiloquent, ça a changé ma vie. Il n’y a pas beaucoup de lieu où on peut vous offrir un an. Je disais à l’époque que c’était comme si on m’offrait un téléphone dont c’est moi qui déciderais à quel moment il devrait sonner. J’avais à l’époque pour projet une exposition sur Fellini. J’ai pu faire de la recherche pure, sans être focalisé sur l’objectif, et ça m’a permis d’emmagasiner énormément de choses, qui m’ont nourri pour les dix années à venir. Ça a donné lieu à une exposition [« Fellini, la Grande Parade », présentée entre octobre 2009 et janvier 2010 au Jeu de Paume, ndlr], certes, mais aussi une rétrospective à la Cinémathèque, à un DVD, et plusieurs livres… Sans faire l’inventaire exhaustif de tout ce qui a été fait, je veux juste dire que cette diversité de projets n’avait pas été prévue au début. Et finalement, il n’y a pas beaucoup d’autres endroits où vous pouvez approfondir une relation avec des artistes qui viennent d’autant d’horizons. On est souvent cloisonnés dans nos mondes, nos disciplines – à moins d’être un journaliste et de pouvoir interviewer la terre entière. Et encore ! Ce n’est pas passer un an avec les personnes interviewées et développer une certaine intimité.
Fellini, c’est le cinéaste des rêves, de la fête aussi. Vous vous êtes amusé à la Villa Médicis ?
Oui ! Ce qui était magnifique quand je travaillais ici comme pensionnaire, c’était de passer la journée dans les livres, dans les films et puis venue la fin de la journée, de descendre quelques marches, d’arriver sur la ville et le Corso, et d’avoir l’impression d’être plongé au milieu d’un décor à la Fellini. Parce que la vraie communauté fellinienne, elle est dans la rue. Et elle est toujours là, plus de vingt ans après sa disparition. Je me souviens que quand j’étais pensionnaire, il y a une quinzaine d’années, on avait relancé la grande tradition du carnaval, une fête extraordinaire où tout Rome se pressait, qui était organisée par les pensionnaires. Pendant notre année ici, on avait choisi le thème de La Dolce Vita. Il y avait quinze Marcello Mastroianni, douze Anita Ekberg… Moi, j’étais évidemment déguisé en Mastroianni. Ma fille, qui était petite, était la petite fille du miracle [à la fin du film de Fellini, une grande fête s’achève sur la plage et une jeune fille fait un signe à Mastroianni, avant de jeter un regard à la caméra, ndlr].
Vous vous imaginiez à l’époque que vous reviendriez ici ?
Non, jamais. Aujourd’hui, je me dis qu’on dort bien dans ce bâtiment chargé d’histoire, mais qu’en même temps, vous sentez ces siècles qui se chevauchent sous votre lit. Il y a beaucoup de fantômes à la Villa Médicis. Plutôt des fantômes bienveillants, qui vous racontent des histoires avec leurs draps blancs. C’est un peu un proto-cinéma.
Portrait : Daniele Molajoli