Regarder la violence : entretien croisé entre Gisèle Vienne et Vincent Le Port

Leurs films respectifs « Jerk » et « Bruno Reidal. Confession d’un meurtrier » mettent en scène le récit de soi de meurtriers et s’interrogent sur la représentation de la violence autant que sur notre réception en tant que spectatrices et spectateurs. On a réuni la metteuse en scène et plasticienne Gisèle Vienne et le réalisateur Vincent Le Port pour qu’ils échangent sur ces épineuses questions.


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À quel point vos assassins sont-ils emportés par leur propre récit autobiographique ?

Vincent Le Port : Le vrai Bruno Reidal a couvert onze cahiers d’écolier. Au début, c’est très scolaire, il parle de ses parents, de sa famille. Et, petit à petit, on sent vraiment la naissance d’un écrivain. On sent qu’à un moment il écrit par pur plaisir, il trouve son style. À un tel point que, sur son dernier carnet, il a déjà tout raconté sur son meurtre [celui d’un enfant de 12 ans dans la forêt de Rau­lhac, dans le Cantal, ndlr], mais il continue. Il écrit de plus en plus serré, avec de moins en moins d’interlignage. On comprend que ce qu’il formule, c’est le désir d’écrire.

Gisèle Vienne : Jonathan Capdevielle incarne David Brooks [complice des meurtres de vingt-huit adolescents dans le Texas des années 1970, ndlr] avec ses marionnettes figurant les complices et les victimes du criminel. Brooks se noie dans son récit qui réitère ces expériences traumatisantes. Bernard Rimé, chercheur en psychologie, m’a raconté qu’il y a un préjugé sur les vertus nécessairement thérapeutiques de la répétition du récit : celui-ci ne permettrait pas forcément de résorber les traumas. Selon la manière dont on parle et accompagne la parole, raconter peut aussi plonger davantage dans la douleur traumatique.

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Jerk de Gisèle Vienne © Shellac Films

Vincent, votre film s’inspire des Mémoires de Bruno Reidal. Par quels sentiments êtes-vous passé à la première lecture de ce texte ?

V. L. : J’ai d’abord lu le rapport des médecins, qui était distancié, froid, analytique. J’ai ensuite découvert le texte des Mémoires, et là j’ai eu un coup de foudre littéraire. Par rapport au personnage lui-même, c’est très intéressant sur les déterminismes. Ce gamin a tout un contexte autour de lui de restriction du corps, de la sexualité. Il évolue dans un milieu très masculin, dans une violence symbolique représentée par la religion. Ses pulsions de mort arrivent quand il a 5 ans : forcément il y a des choses qui l’ont conditionné avant, mais il reste pour moi un mystère au-delà de ces constructions sociales. Il me semble qu’on n’est pas juste de la glaise qu’on façonne. On a tous en nous quelque chose qui fait qu’on n’est pas interchangeable. Et ça, d’où ça vient ? Ce personnage m’a mis devant ce mystère.

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Bruno Reidal de Vincent Le Port © Les Bookmakers / Capricci Films

G. V. : C’est difficile pour moi de croire au mystère dont tu parles, l’ordre en place cultive ces mystères, pour son propre maintien. Rendre la violence mystérieuse, c’est aussi naturaliser et invisibiliser les rapports de domination qui nous poussent à intérioriser l’ordre en place. Comme les serial killers sont en majorité des hommes, ça voudrait dire que par nature les hommes sont plus violents que les femmes, la violence fait partie de la construction de la masculinité qui n’est pas naturelle mais culturelle, et qui n’a pas avoir avec les sexes. Dans son livre Violence. A micro sociological theory [Princeton University Press, 2009, non traduit en français,ndlr], le sociologue Randall Collins explique qu’à la base un humain a une difficulté très grande à taper un autre humain. Donc qu’est-ce qui l’amène à taper, à tuer ?

Dans ce que j’ai lu et compris, il s’agit d’un processus de désensibilisation, voire d’anesthésie sensorielle. Dans ce qui est intrinsèque à la construction de la masculinité, le manque plus ou moins développé d’empathie permet déjà l’ascension sociale. Ensuite, dans les cas extrêmes, pourquoi est-ce qu’on arrive à tuer quelqu’un ? Il s’agirait du résultat de la mise en place de mécanismes de désensibilisation maximale – soit à la suite d’entraînements spécifiques, soit à la suite de vécus violents qui auraient provoqués une anesthésie sensorielle pour des raisons de survie. C’est bien plus le développement de ma compréhension de la violence, et de ses mécanismes qui la rendent possible, qui m’intéresse, que son mystère.

« La solidarité avec le peuple ukrainien est extraordinaire, mais elle rappelle de manière désespérante l’invisibilisation d’autres réfugiés qui subissent des violences inacceptables de la part de notre société. »
Gisèle Vienne

Gisèle, au départ, Jerk est une nouvelle de l’écrivain Dennis Cooper, inspirée par une histoire vraie, que vous avez adaptée sur scène et dont vous avez tiré une pièce radiophonique. Quel regard nouveau le cinéma lui a-t-il apporté ?

G. V. : Dans la nouvelle de Dennis Cooper [extraite du recueil Un type immonde, P.O.L, 2010, ndlr], la question du cinéma est omniprésente. La violence passe par le cinéma même : les protagonistes tournent des snuff movies, en massacrant des adolescents. Et la première des violences, c’est leur regard désincarnant : ils ne considèrent plus leurs victimes comme des êtres, ils leur ôtent leur identité en projetant sur elles d’autres personnages de séries télé. Cela reflète la violence des regards à l’œuvre dans notre société dans laquelle il y a des vies qui comptent et des vies qui ne comptent pas.

En ce moment par exemple, la solidarité avec le peuple ukrainien est extraordinaire et je souhaite toujours plus de solidarité, mais elle rappelle aussi de manière désespérante l’invisibilisation d’autres réfugiés qui subissent des violences inacceptables de la part de notre société… Jerk déplie ce potentiel extrêmement violent du cinéma à participer de ce regard désincarnant. Le film questionne aussi ce qu’on appelle violence, et au service de quel ordre. L’essai de la philosophe Elsa Dorlin Se défendre. Une philosophie de la violence [Zones, 2017, ndlr] décrit de manière passionnante en quoi la définition de la violence même fait partie d’un système perceptif naturalisé pour servir un ordre en place. Dans les discours dominants, la police est garante de l’ordre tandis que les jeunes de banlieue sont violents. Mais on peut à juste titre déplacer le cadre et se rendre compte à quel point l’utilisation de ce voca­bulaire est au service d’un ordre en place. Le maintien de cet ordre, à travers cette manière de percevoir, est le maintien en place d’un système sociétal structurellement inégalitaire, cet ordre est violence.

Quand des gens se révoltent ou se défendent contre ce système qui s’autolégitime en se naturalisant, qui les écrase, il s’agit de légitime défense. Cette société est déjà violente dans la manière dont elle nous impose sa lecture du monde qui doit nous définir à travers un encodage perceptif. Il est possible d’encoder le monde autrement. Le champ de l’art, et le cinéma tout particulièrement, que je considère comme une arme lourde, portent une immense responsabilité dans la possibilité de ce nouvel encodage, ou dans le maintien de l’ordre en place. Jerk, dans l’expérience très violente qu’il propose, tente d’explorer ces mécanismes à l’œuvre dans le cinéma.

Vincent, dans une interview aux Cahiers du cinéma, vous comparez justement le style de Bruno Reidal à celui de Dennis Cooper.

V. L. : De Cooper, je n’ai lu que Frisk, c’est un des bouquins qui m’a le plus marqué. J’ai eu les mêmes sensations, le même rapport émotionnel qu’en lisant les Mémoires de Bruno Reidal. Je me demandais si j’étais en train de lire de la snuff literature. Cela a généré les mêmes questionnements très dérangeants. Est-ce que ça a vraiment eu lieu ? Et pourquoi je continue à lire ? Dennis Cooper est fort là-dessus, il sait qu’on a un certain plaisir malgré tout à poursuivre.

G. V. : L’œuvre de Dennis Cooper, dans ce qu’elle a de plus extrême, ne me procure pas de plaisir. Elle m’intéresse énormément, me bouleverse, c’est une expérience difficile pour moi. On travaille sur ces sujets avec Dennis, mais ce sont des choses qui nous font peur. Moi, j’ai grandi avec la constante hantise du viol. J’ai préféré sortir dans le monde et m’exposer au risque du viol, plutôt que de m’enfermer. Matérialiser par le cinéma quelque chose qui nous fait peur ne me procure pas de plaisir, mais me permet de penser et d’en comprendre toujours mieux les mécanismes, et ainsi de ne pas avoir peur, d’agir et de m’armer. Et m’armer me fait plaisir, et me mets même en joie !

Après le meurtre commis par Bruno Reidal, un plan épouse le point de vue de la tête coupée de la victime, qui dévisage et effraie son bourreau. Vincent, c’est alors comme si vous rendiez à ce jeune garçon la subjectivité dont il vient d’être privé.

V. L. : Bruno Reidal est un psychopathe qui dénie leur humanité à ceux qu’il fantasme de tuer. Comment filmer ça alors que j’adopte son point de vue ? Ma solution, c’était justement de donner une incarnation forte, une sorte de grâce, à ses camarades de séminaire. Dans cette séquence, je voulais sur une petite durée redonner un peu de vie à cette victime.

Quelle importance donnez-vous à la culture visuelle dans laquelle baignent vos personnages ?

V. L. : Je me suis demandé s’il ne fallait pas faire des inserts sur les vitraux qui montraient des décapitations. Il y a aussi des plans où Jésus tient son cœur dans sa main, ce qui revient dans le texte de Bruno lorsqu’il dit qu’il veut arracher le cœur de son ami. Mais, en fait, Bruno écrit peu sur ces images. J’ai essayé de ne pas figurer ce qu’il ne comprend pas. Enfin, sauf pour une chose qu’il balaye en une phrase, il s’agit du viol qu’il a subi. C’est une des scènes les plus longues du film, je l’ai étirée parce qu’il me semblait qu’il s’y jouait quelque chose d’important.

G. V. : Par rapport au viol dont Bruno Reidal a été la victime, on sait aujourd’hui quelles sont les conséquences comportementales que l’agression génèrent. Et ça peut notamment être cette réitération de la violence sur autrui… Je trouve intéressant de comprendre le processus de désorientation que l’on peut subir dans l’éducation, et celle, notamment, religieuse. Cette désorientation passe par une invalidation du sentiment face au discours. J’ai appris la sculpture sur bois au fin fond de l’Autriche avec un sculpteur de Jésus, j’ai passé des heures à étudier les représentations érotisées de la violence à travers le corps du Christ durant cet apprentissage.

V. L. : En regardant Jerk, ce que j’ai trouvé très fort, c’est qu’on sent à fond les États-Unis, il y a tout un hors-champ de films américains. Comme ils filment, ils cherchent à inscrire leur violence dans un paysage audiovisuel.

G. V. : Oui, Jerk cite notamment les films qui mettent en scène des marionnettistes ou des ventriloques, sur lesquels planent un préjugé psychotique énorme, ça en devient drôle. Ainsi que tous les films d’horreur qui mettent en scène des marionnettes. Jerk est un condensé de toutes les références qu’on partage avec Dennis Cooper et Jonathan Capdevielle. C’est parce que ça fait des années qu’on travaille ensemble qu’il me semble possible d’aborder une matière aussi extrême en confiance. Avec Jonathan, on passe par l’humour pour la rendre supportable.

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Jerk de Gisèle Vienne © Shellac Films

« Bruno voudrait se fondre dans la norme, car il sait que ses envies de meurtre ne sont ni acceptées ni acceptables. J’essayais de faire sentir ces pressions invisibles. »

Vincent Le Port

Dans vos films, les meurtres sont commis par des adolescents. Quel sens cela prend-il pour vous ?

G. V. : Quasiment dans tous mes travaux, les personnages sont des adolescents. Il y a une espèce de pic dans la lutte entre la personne et son rôle social au moment de l’adolescence. La société essaie d’écrabouiller l’humain s’épanouissant pour qu’il rentre bien dans le personnage sociologique qui lui est attribué dans ses comportements, dans ses mouvements, dans sa chair, dans sa sexualité. Je ne considère pas que je sois une ado attardée de 45 ans, mais ce combat je le poursuis et il m’est insupportable. Je n’ai pas réussi à l’intégrer de manière pacifiée, je suis en constant rejet, toujours davantage car je comprends mieux ce qui me fait violence.

V. L. : Souvent, ce qu’on montre des ados dans les films, c’est qu’ils essayent de s’affranchir des carcans dans lesquels ils sont nés. Au contraire, Bruno voudrait se fondre dans la norme, car il sait que ses envies de meurtre ne sont ni acceptées ni acceptables. J’essayais de faire sentir ces pressions invisibles qu’il n’arrive pas à nommer et qu’on subit tous et toutes à l’adolescence. Souvent, le drame de l’adolescence, c’est que tu ne peux pas t’exprimer, tu dois te taire. Il y en a qui le vivent très bien, pour d’autres ça devient un ulcère.

Dans Jerk, David Brooks est découpé par le cadre, traversé par de multiples voix et démultiplié par ses marionnettes. Dans Bruno Reidal, il y a un lyrisme qui ferait penser à une possible histoire d’amour entre Reidal et son camarade de séminaire, mais la voix off du premier nous ramène à ses fantasmes macabres. Comment avez-vous réfléchi ces jeux de dissociation ?

G. V. : Ce qui m’intéresse, à travers la mise en place d’un jeu dissocié, c’est de déplier dans les corps et l’espace les différentes strates de texte et de perceptions. J’essaye de déployer depuis de nombreuses années un langage formel qui me permet de penser et déplacer la manière de voir. Pour moi, il y a un espace politique immense à essayer d’apprendre davantage à comprendre les hiérarchies perceptives. Pourquoi la parole ferait plus autorité que les silences ou les corps ? Pour maintenir les rapports de domination en place. Que signifie ce rapport au langage du corps, invisibilisé, diabolisé, ou dénigré ? De même.

V. L. : Il y a un truc assez marquant dans Jerk, c’est comment à un moment les paroles deviennent du sperme. À un moment, elles ne veulent plus rien dire, tout vient du corps.

G. V. : Lorsque les paroles s’expriment sans mots, à travers le corps, elles parlent justement, elles veulent dire et signifient. À nous désormais de réapprendre à entendre cette parole non verbale que l’on nous apprend à ne pas lire. Par les larmes, par la salive, par la sueur, par le muscle, par les altérations de la pigmentation de la peau, par une immobilisation crispée, détendue, apathique, nous nous devons d’apprendre à mieux entendre ce que nous disent les corps, c’est un espace de subversion passionnant dans lequel le cinéma se doit de jouer un rôle. Cette écoute et cette considération du corps ont aussi motivé le choix du plan séquence, Jerk est une grande performance sportive, Jonathan est sur le ring et le film est aussi le combat du comédien avec le personnage ultra violent qu’il incarne. Avec lui et l’équipe, on fait donc vraiment attention à travailler dans une grande confiance. Il y a des gens qui travaillent la violence par la violence : ce rapport au monde tristement morbide empêche la pensée.

V. L. : Samuel Füller disait qu’on a trois visages. Celui avec lequel on est né et qu’on voit dans le miroir, celui que les gens se font de vous, et enfin celui que personne ne peut voir, qu’on dissimule, dont la société ne veut pas entendre parler et dont on n’a peut-être même pas conscience. Avec le film, j’ai essayé de créer ce vrai visage, ce vrai Bruno.

Bruno Reidal. Confession d’un meurtrier 
de Vincent Le Port, Capricci Films (1 h 41), sortie le 23 mars Jerk de Gisèle Vienne, Shellac (1 h), sortie le 8 avril

Photo de couverture : Julien Lienard pour TROISCOULEURS