À la Villa Médicis, où vous avez présenté le film il y a quelques jours, vous avez dit : « Il y a des films qu’on a envie de faire et des films qu’on a besoin de voir. » Qu’est-ce qui fait que celui-ci fait partie de la deuxième catégorie ?
J’ai la sensation que depuis Une fille facile, je suis de plus en plus connectée à mon expérience de spectatrice et à mon plaisir. Quand je dis « plaisir », je pense aussi à des plaisirs douloureux. Mais plus que jamais, je réalise que le cinéma m’aide à vivre, que regarder des émotions m’aide à lutter, à aimer, à surmonter des choses. En me rappelant cette sensation originelle de spectatrice, et en traversant la situation que je vivais – c’est-à-dire mon rapport entravé à la maternité –, j’ai pris conscience que je ne trouvais pas de secours sur ce sujet au cinéma. Donc ce film est venu de ce manque dans la représentation, un manque très personnel. C’est le film que j’avais besoin de voir à ce moment-là. Ne le trouvant pas, je me suis dit : « Je vais le faire, je vais fabriquer ça, m’écrire cette lettre-là, oublier que c’est moi qui l’ai écrite et puis la vie sera belle. »
Il paraît que vous êtes tombée enceinte pendant la production du film. Est-ce que ça a changé d’une manière ou d’une autre votre rapport au récit ?
J’ai traversé ce que vivait l’héroïne un peu en décalé, ce qui était idéal dans mon rapport au personnage, parce qu’il y avait un endroit de brûlure particulier avec le sujet, une douleur au moment d’écrire le film qui n’était plus présente au moment du tournage. Je n’arrivais pas tomber enceinte, mais je me disais qu’on pouvait très bien être une femme sans enfant et être épanouie. J’ai filmé Les Enfants des autres avec ce sentiment de plénitude. C’est comme si j’avais résolu ce risque de mise en scène du film, qui était d’être trop proche du personnage pour le saisir de manière loyale, et le risque aussi d’être dans une forme de victimisation. Il me fallait cette distance nécessaire pour faire du film autre chose qu’un film thérapeutique.
Vous nous aviez confié pour la sortie d’Une fille facile que c’était en partie à travers les magazines féminins que vous aviez construit votre féminité. Avec quels mythes autour de la famille avez-vous grandi ?
Chez moi, j’avais d’une certaine manière quelque chose de très conventionnel. Mais notre famille a été endeuillée très tôt [Rebecca Zlotowski a perdu sa mère à l’âge de 11 ans, ndlr] donc j’étais dans une configuration un tout petit peu anticonformiste, avec un père veuf à seulement 40 ans. A l’époque, il y avait quelque chose d’un peu anachronique à être orpheline, c’était presque d’un autre siècle. Et je vivais à travers le cinéma des configurations plus modernes. Je me souviens d’avoir vu des films de Jacques Doillon en me disant : « C’est comme ça que les adultes vivent ? » Dans ce cinéma-là, les parents divorcent, ils ont des amants, des maîtresses. Ils sont complètement décomplexés sur la question de la double vie. J’ai un peu cette ouverture-là. Je suis très libérale sur les questions sentimentales et familiales. Tout ce qui est une réinvention du script familial me paraît familier.
C’est une idée qu’on retrouve dans tous vos films. De Belle Épine aux Enfants des autres en passant par Une fille facile, vous ne placez jamais vos héroïnes dans un modèle familial classique.
Parce que je n’en ai pas connu. La famille nucléaire, conservatrice, traversée de catholicisme culpabilisateur – celle qu’on peut voir chez Martin Scorsese ou Pedro Almodóvar–, je ne la connais pas. Quand j’y pense, c’est vrai que je n’arrive pas trop à imaginer de personnages qui ne soient pas orphelins ou orphelines. C’est fou, je suis obsédée par ça. Mais je crois que c’est aussi parce que ça me permet de me débarrasser de plein de choses. Je dis ça alors que je filme beaucoup mon père [le traducteur Michel Zlotowski, qui est apparu dans d’autres de ses films, et joue le père de l’héroïne dans Les Enfants des autres, ndlr] – et c’est même quelqu’un que je filme pour le fixer dans ma vie de cinéaste –, mais je pense que ce n’est pas inintéressant d’évacuer du récit certains parents.
Ce rôle que vous offrez à votre père, le fait que Rachel, l’héroïne, a elle aussi perdu sa mère, tout ce questionnement autour de la maternité et cette présence en arrière-plan des traditions juives… Ça fait beaucoup d’éléments autobiographiques. À quel point vous êtes-vous identifiée à votre héroïne ?
Très fort. J’ajoute même que la tombe devant laquelle Rachel et sa famille prient, c’est celle de ma mère. En même temps – je le dis sans vouloir me cacher derrière mon petit doigt –, je n’ai aucun fétiche de l’autobiographie. Ce n’est pas parce que c’est autobiographique que c’est plus vrai ou plus intéressant. Mais il se trouve que, dans l’économie de ce film-là, ça me semblait plus précis de me saisir de quelque chose d’aussi proche de moi. Comme Rachel, j’ai moi-même été enseignante, donc j’allais plus vite sur les recherches que j’avais à faire. Je filme ma ville, et c’est la première fois ; j’ai filmé mon père comme je l’avais souvent fait, mais là c’est la première fois qu’il a le rôle du père de l’héroïne.
J’utilise souvent le cinéma pour pousser une porte de l’inconnu : des sous-traitants du nucléaire dans Grand Central, des bikers pour Belle Épine, des spécialistes des années 1930 pour Planétarium… Le vivier documentaire de ce film-là, c’était ma propre sociologie. Mais même si c’est une expérience personnelle à peine travestie, je suis rentrée dans une matière hyper romanesque. J’ai fictionné en condensant, comme dans la logique du rêve [dans la psychanalyse freudienne, la condensation permet de concentrer des pensées éparpillées du rêve, et faire surgir des désirs inconscients, ndlr].
« On n’a plus des belles-mères comme chez Shakespeare ou chez Disney. »
La figure de la belle-mère n’est jamais mise au premier plan dans les films.
C’est une sorte de point aveugle un peu dur à négocier pour plein de fictions. Les représentations mettent un temps fou à changer alors que les situations, elles, changent très vite. On n’a plus des belles-mères comme chez Shakespeare ou chez Disney. Elles existent dans la composition, la recomposition des familles, des gens qui se séparent, et puis surtout, ce sont des gens qui ne sont pas morts. En général, les belles-mères dans les Disney, ce sont des femmes qui remplacent des disparues. Là, en fait, les mères existent. Donc on fait quoi du fait que les enfants ont ces protagonistes dans leurs vies, qui ne sont pas des héros mais des personnages secondaires, mais qui sont quand même très présents ? Et qu’est-ce qui se passe quand la relation du beau-parent avec le parent se finit ? Je crois que j’ai vengé dans le film des scènes que je n’avais pas pu vivre dans ma vie privée. Dire au revoir à un enfant par exemple. Lui dire : « On ne partira plus en vacances ensemble. »
Dans les contes, de Disney notamment, la belle-mère est carrément diabolisée.
Tout le temps. Joël Pommerat a mis en scène un Cendrillon que j’ai trouvé génial, parce que justement il se demande pourquoi la belle-mère est si méchante. Il essaie de trouver des explications. Et une explication qui a trop longtemps duré, c’est l’idée que les femmes ne pouvaient être que rivales entre elles, qu’il y a une espèce de conflit inné entre l’amour que le père pouvait porter à une ancienne femme et celui qu’il pouvait donner à une nouvelle épouse, et une rivalité entre les enfants et cette seconde épouse. Ce n’est jamais vu par l’angle de l’amour. Il y a quelques comédies dans lesquelles les secondes épouses sont bien traitées, mais ce ne sont jamais des héroïnes. Dans All That Jazz de Bob Fosse, il y a une belle-mère géniale qui prend des cours de danse. J’adore parce que d’un coup, ça devient très réaliste. Oui, une ex-femme peut adorer la compagne d’un homme, surtout quand il est womanizer comme dans le film de Bob Fosse. L’enfant l’adore, tout fonctionne, ça circule, tout est bien. Par contre, ce n’est pas l’héroïne.
« J’ai envie de fabriquer des classiques. »
Il y a un côté très romantique, naïf, qui rappelle les histoires à l’eau de rose du cinéma américain des années 1940 ou 1950. Vous avez souvent recours aux ouvertures à l’iris qui rythment le film. Pourquoi cet effet de mise en scène revient-il si souvent ?
Oui, il y a un côté rom-com. Et oui, à fond pour les années 1940, à fond Irene Dunne dans des screwball comedy. J’ai envie de fabriquer des classiques. Parfois, quand c’est très local et très hic et nunc, c’est génial. J’adore le cinéma de Jean Rouch pour ça, parce que c’est tellement de l’époque que ça franchit toutes les époques. J’utilise ces ouvertures à l’iris [l’apparition ou la disparition d’une image sur fond noir à partir d’un cache en forme de cercle, qui s’agrandit ou se rétrécit, ndlr] pour ouvrir et fermer sur des saisons, qui sont en même temps des stases des personnages, des moments d’épiphanie, de contemplation ou un point d’orgue.
C’est musical et ça me vient de loin : j’étais nulle mais j’ai fait pendant des années du solfège et du violoncelle. J’avais cette culture-là de conservatoire municipal. Et d’une certaine manière, arriver à visualiser des signes qui nous donnent des respirations de cœur, un temps, des notes, dans ma tête, ça fait encore partie du cinéma. Le défi pour ce film-là, c’était de se demander : comment on fait passer l’idée d’une année dans une vie qui compte triple, avec des mois qui passent comme des années ? On sent d’autant plus ce poids des cycles quand on a un personnage qui a quarante ans.
Dans la manière de montrer aussi bien la douceur que la cruauté des enfants ou bien avec cette bande-son vivaldienne, la filiation avec le cinéma de François Truffaut semble évidente. C’était une référence que vous aviez en tête ?
Je pense plus à Claude Sautet. Truffaut, il était dans la très grande crainte qu’on oublie les personnages. Son utilisation des ouvertures et fermetures à l’iris à lui, ce n’était pas pour rythmer le tempo du film, mais pour faire un focus sur un personnage qu’il avait peur qu’on oublie. Souvent, quand on me pose la question des références, je fais des détours, je parle d’Alan Parker ou de Kramer contre Kramer. J’essaie de me cacher, d’enfumer ma réponse, mais en réalité, il y a beaucoup de Sautet dans le film. Et notamment Une histoire simple, que beaucoup de cinéphiles détestent. C’est un film bouleversant sur une femme, jouée par Romy Schneider, qui veut un enfant à 40 ans. Il y a clairement une filiation entre nos deux films, notamment dans la manière de filmer des transparences – Sautet adorait filmer à travers des vitres. Il y a tout un rapport à la pudeur aussi chez lui. Et il m’a aidée parce que, dans les moments où j’ai pu craindre que mon sujet soit bourgeois, j’ai repensé au fait que les films de Sautet, qui faisait un cinéma de ville et à qui on a pu faire ce reproche, ont touché le cœur de tout le monde. En tout cas le mien.
C’est la première fois que vous donnez autant d’importance à un personnage d’enfant, ici génialement interprété par Callie Ferreira-Goncalves, qui joue Leila, la belle-fille de Rachel. Comment expliquez-vous leur absence dans vos films ?
L’un des points de départ de ce film, ce n’était pas seulement la crainte de ne pas pouvoir enfanter, mais un vade-mecum sur comment on se comporte avec les enfants qui ne sont pas les siens. Comment être bien avec eux ? Comment survivre à l’émotion trop grande de les quitter ou qu’ils nous abandonnent ? J’y ai été confrontée et j’ai longtemps pensé que ce n’était pas un sujet, alors que c’était mon grand sujet. J’ai toujours été hyper reconnaissante envers les cinéastes comme Doillon qui savaient travailler avec les enfants, parce que c’est une responsabilité colossale.
Quand j’ai rencontré Callie, j’ai senti que c’est elle qui avait un désir de cinéma, pas ses parents. C’était important parce qu’il y a tout un tas de chausse-trapes autour du travail des enfants au cinéma. Surtout que là, je lui ai demandé de se couper les cheveux, ce qui est quand même un grand événement dans la vie d’un enfant. Cette préparation avec Callie, c’était un grand enjeu, pour Roschdy et Virginie aussi. Leur relation à trois s’est nouée de manière étrange. C’est une petite fille qui n’a pas été affectueuse de manière excessive et nous, on a bien fait attention de ne pas l’inclure dans une espèce de fausse famille qu’il aurait fallu rompre après. Elle n’avait que quatre ou cinq ans, mais elle a compris tout ça d’elle-même et ce qui était étonnant, c’est qu’elle savait faire la part des choses entre les prises et les hors prises. Elle a été super.
Vous faites très bien sentir le poids de l’horloge biologique qui pèse sur les femmes, notamment à travers des scènes très drôles, où Frederick Wiseman campe le gynécologue de Rachel.
C’était extraordinaire d’avoir Wiseman, documentariste oscarisé, celui qui suit les institutions américaines, en gynécologue qui fait une échographie endovaginale. Ces scènes ont tout de suite posé des questions de mise en scène, parce que le vrai problème, c’est que la fiction ne montre jamais que la vie des femmes est scandée par ces rendez-vous annuels souvent durs, intrusifs, mais qui en même temps les renseignent sur la vie qu’elles doivent mener. Parce que ce n’est pas sexy. Et les rares fois où on en parle – sans les montrer, car souvent ce sont des ellipses –, c’est pour en faire des « rendez-vous de femme ». Mais c’est bien plus que ça. Ce sont des décisions terribles et romanesques qui se prennent dans le cabinet d’un gynécologue, où on peut vous dire : « Dépêchez-vous, bientôt, vous ne pourrez plus être mère. » Donc il y a ça, mais en même temps, j’avais envie de légèreté, je voulais éviter la vision premier degré beauf sur les femmes sans enfant.
Dans le film, il y a aussi un autre personnage, secondaire mais important : la mère d’une amie de Leila, gravement malade. On comprend à quel point l’idée de finitude va de pair avec l’injonction à procréer chez les femmes. Vous êtes habitée par cette peur, vous ?
Non. Il se trouve que je suis orpheline de mère, mais ma mère n’est pas morte d’une maladie, elle est morte d’un AVC. Donc j’ai plutôt été confrontée au travail invisible de la mort. J’avais besoin de ce personnage parce que j’avais l’impression que, confrontée au tragique de la maladie d’une femme, mon héroïne pourrait prendre une distance honnête avec le drame qu’elle vivait. Elle vit quelque chose de violent et dur, elle a comme un nuage au-dessus de la tête. Mais j’avais envie de juxtaposer une vraie tragédie avec quelque chose qui ne devait pas être vécu comme tel. C’est la géniale romancière Anne Berest [autrice de La Carte postale, paru en 2021, ndlr] qui joue le personnage. Comme avec Wiseman, c’est quelqu’un qui arrive avec un arrière-monde très fort. J’avais envie que l’un comme l’autre soit gorgé de vie.
Dans la Bible, Rachel est une bergère, qui pendant longtemps se croit stérile, et jalouse la fertilité de sa sœur. Vous pensiez à ce récit biblique au moment de l’écriture du film ?
Alors là, je ne savais pas que Rachel était stérile… ça me surprend totalement [dans le film, la sœur de Rachel tombe enceinte par accident, ndlr]. Avec cette relation de sœurs, j’avais envie de raconter l’alliance des femmes, l’absence de rivalité ou de passions mauvaises. Quand elles sont dans la Fiat Cinquecento avec leur père, il y a ce plan où Rachel regarde sa sœur enceinte. Et cette image lui plaît, autant qu’elle la renvoie à sa propre infertilité. C’est cette ambivalence des sentiments qui m’intéresse. Je ne peux pas m’identifier à quelqu’un qui ne fait que vivre un bonheur.
« C’est très rare de voir un acteur nu et ça, c’est profondément politique. »
Vous filmez la nudité de manière très douce et légère. Il y a une scène où la caméra parcourt lentement et verticalement le corps nu d’Ali sous la douche. Était-ce une façon pour vous de libérer un peu le corps féminin de l’érotisation dans laquelle on l’enferme parfois ?
Celui des hommes aussi. J’avais envie de montrer un couple qui avait le même âge, entre 40 et 45 ans, et la rencontre en ces deux corps. Bon, après, on ne va pas se mentir, personne n’a ce corps là à cet-âge, Roschdy et Virginie sont particulièrement sublimes. Mais il y avait chez moi une espèce de désir de créer un couple de cinéma tellurique, alchimique, et en même temps faire en sorte qu’on ne puisse pas imaginer qu’ils n’aient pas connu d’autres corps. Donc d’abord, il fallait monter un baiser puis leur rencontre en peaux, parce que c’est le socle de l’amour qu’ils construisent. Ça m’a amusée d’inverser cette image où la nudité des hommes est comique, burlesque, et où le corps des femmes est très fantasmatique, contemplatif. J’ai retourné cette image de « la femme au bain » pour en faire l’« homme au bain », pour reprendre l’expression de Christophe Honoré [titre d’un de ses films, sorti en 2010, ndlr]. Et puis il y a cette scène très slapstick, très comédie italienne ou américaine des années 1940, où Virginie Efira se retrouve nue sur le balcon, et pour le coup elle n’est pas du tout érotisée.
Dans Une fille facile, vous arpentiez aussi les corps des hommes comme des paysages, des territoires. Vous en retirez du plaisir ?
Oui, c’est un plaisir de réaliser ces scènes-là, mais j’espère que ce n’est pas un plaisir gratuit, parce que je ne vais pas non plus entraîner les hommes sur ce qui a fondé le male gaze patriarcal pendant des décennies… La nudité des acteurs, je la trouve magnifique et passionnante quand elle a du sens dans le récit – là, ça me semblait nécessaire de faire triompher la libido de Rachel. Et aussi quand on sent que l’acteur a lui-même du plaisir à se laisser filmer, ce qui était le cas de Virginie et Roschdy je crois. Il m’a dit qu’il avait adoré tourner cette scène de la douche et même que c’était la première fois qu’il enlevait son caleçon, se mettait nu pour une scène – je pense que Virginie ne pourrait pas dire la même chose.
C’est très rare de voir un acteur nu et ça, c’est profondément politique. Le fait que montrer un sexe en érection d’homme vous vaille à coup sûr une interdiction aux moins de 18 ans, alors qu’un sexe de femme – y compris frontal – ne mène pas forcément à une interdiction, c’est une manière pour les hommes de protéger leur nudité. Avec cette idée complètement folle qu’un corps d’homme ce n’est pas beau ou moins gracieux que celui d’une femme. Qui a dit que c’était moins gracieux une bite qui pend que des seins qui tombent ? C’est moins gracieux pour qui ? Moi, je trouve ça sublime de voir Roschdy Zem lever le bras pour rincer ses épaules musculeuses.
Est-ce que le film ne porte pas aussi l’idée que les femmes peuvent légitimement jalouser un corps masculin beaucoup plus libre que le leur ?
Totalement, c’est au cœur du film. Je pense que c’est un film qui permet à certains hommes d’avoir la sensation que les femmes vivent à travers des cycles, qu’il y a un âge où on commence à se demander quelle va être la configuration de notre maternité. Un homme, je crois, n’a pas à se poser de la même manière cette question de la configuration de sa paternité. Je pense que ce serait aussi faire honneur au masculin que de faire un film qui le raconterait. Tout ce projet, d’ailleurs, ça a commencé par un film que Roschdy Zem et moi on devait faire ensemble. On venait de terminer Les Sauvages [série diffusée sur Canal+ en 2019, que Rebecca Zlotowski a cocréée avec Sabri Louatah, ndlr], on avait très envie de retravailler ensemble. Et on avait terminé de lire au même moment Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable. Un roman de Romain Gary sur un homme qui se découvre impuissant. Et lui il avait hyper envie de jouer ce personnage. Il avait un désir de mise à nu, d’aller chercher la faille. Alors qu’il n’y a pas un acteur français qui soit aussi phallique, viril, dans les représentations traditionnelles. C’est en le préparant que je suis tombée sur la question de l’impuissance féminine. Je me suis dit : « Si je suis honnête, l’impuissance masculine, ce n’est pas mon sujet. C’est ma limite à moi qui n’est plus valable. »
« Les Sauvages », la fresque politique féroce de Rebecca Zlotowski
En entretien, Virginie Efira nous a confié, à votre sujet : « Je l’ai toujours beaucoup regardée. Je crois qu’elle aussi. » Votre relation s’est-elle construite à travers le regard ?
Oui, j’ai senti son regard sur mon travail. Je savais que j’avais une place quelque part dans son désir de cinéma. Et moi, je l’ai toujours regardée comme un paysage qui m’accompagnait à chaque film. Je pense qu’on a trouvé le bon film, ce moment où moi j’étais prête à embrasser une certaine émotion. Parce qu’elle elle arrive tout de suite dans une espèce d’intensité et de vitesse d’analyse. Et la raison pour laquelle, je pense, elle est si attirante pour le cinéma d’auteur, c’est qu’elle a eu une lucidité totale. C’est quelqu’un qui a dit : « Oui, je viens de la télévision, oui je portais des couettes dans la ‘Nouvelle Star’ et ça fait de moi la femme que suis aujourd’hui. » Et je vais faire un gros compliment, mais c’est vrai, c’est que quand on n’est pas au clair avec les émotions qu’on veut montrer, on ne peut pas encaisser la charge émotionnelle que peut véhiculer une actrice comme elle. Elle vous révèle votre propre émotion. Avant de travailler avec elle, j’étais plus emmêlée, plus pudique. Pour les hommes, c’est difficile de se dire que sa performance décline, mais c’est la même chose pour une femme. Et ça a été mon sentiment.
Le film fait la tournée des festivals : il est notamment allé à Venise et Toronto. Qu’est-ce que ça vous fait de le voir voyager autant ?
Ça me prouve que ma timidité de départ – liée au faut que je pensais que c’était un sujet mineur – n’était pas fondée. J’ai l’impression que le film s’inscrit dans un manque qui ne semble pas être que le mien.
En hébreu, Rebecca veut dire « celle qui a eu ce qu’elle désirait ».
Ouais, ou « celle qui est rassasiée » !
Sur quoi portent vos désirs à vous, comme cinéaste ?
J’en ai encore plein de désirs, mais je ne pourrai être sûre de ces désirs qu’après la sortie des Enfants des autres. Même si ça fait très longtemps que j’ai un projet de thriller érotique. J’ai envie d’aller plus vers le genre et j’ai envie de filmer beaucoup de sexualité. De continuer à m’amuser, continuer à proposer des films qui, j’espère, vont réconcilier le public avec la salle, ça me tient à cœur. Et me permettront de m’exprimer à la première personne. Je veux suivre ma pente de cinéaste qui se demande ce qu’une spectatrice voudrait voir.