« On peut penser que les humains sont intrinsèquement mauvais, mais je pense qu’il y a en chacun de nous cette capacité à faire des choses qu’on aurait jamais imaginées dans les pires circonstances. », avançait Rose Glass dans une interview pour Fais pas genre en 2021. La réalisatrice, qui a troqué la mèche et le regard timide de ses débuts contre une coupe courte et des yeux incisifs, a rodé cette idée en imposant à l’écran des récits qui défient les normes. Dans Love Lies Bleending, Rose Glass articule à merveille la romance, le body horror et le thriller. Un savoir-faire qu’elle maîtrisait déjà dans Saint Maud, une proposition horrifique nappée d’un humour féroce. Retour sur le parcours de cet ovni du cinéma britannique.
VENUE D’AILLEURS
Née en 1990, elle grandit dans le coin de Chelmsford, dans le comté d’Essex. La réalisatrice a un premier flash très jeune : « Je savais que je voulais devenir réalisatrice depuis l’âge de 12 ans environ » confie-t-elle à l’Académie des BAFTA. Toute jeune, elle tourne des parodies d’Harry Potter et des faux documentaires sur les extraterrestres. Une anecdote qui illustre l’air de rien son goût très prononcé pour les mondes surnaturels.
Le bac en poche, elle quitte sa ville natale et atterrit à la capitale pour étudier le cinéma et la vidéo au London College of Communication.Pour entrer à la National Film and Television School (NFTS), Rose Glass soumet son court Storm House (2011), qui met en scène un couple vivant reclu à la campagne. Chapitré par des plans larges sur leur maison, le récit découpe les phases de cette relation où les personnages semblent se laisser guider par leurs pulsions.
Son audace paye et lui permet d’entrer à la NFTS. À la fin de son cursus, elle réalise son deuxième court, Room 55 (2014), qui pose à la fois son univers – au croisement du cinéma fantastique et érotique -, et son goût pour les personnages féminins qui explorent leurs fantasmes cachés.
FEMALE TROUBLE
Room 55, Storm House, Saint Maud… Dans tous les films qui précèdent Love Lies Bleeding et son duo lesbien de choc, Rose Glass prend plaisir à créer des personnages féminins multiples, quasi mutants. Dans Room 55, qui se déroule dans les années 1950 et cloisonne son héroïne dans les chambres sordides d’un mystérieux hôtel, Alice veut succomber à des désirs amorcés par une peinture érotique qui attire son oeil. Dans Saint Maud, son premier long métrage (2021) qui raconte l’histoire d’une infirmière dévouée dont la foi est ébranlée lorsque Dieu lui demande d’aider une femme aux moeurs bien éloignées des siennes, la relation tourmentée entre Maud et Dieu est centrale – et ses relations intimes deviennent le point culminant de son déclin psychologique. Petite anecdote : le visage de l’actrice Morfydd Clark (Maud) a été retouché en postproduction afin de renforcer les effets de ce que Rose Glass appelle – selon le média Mashable – des « godgasmes », soit un orgasme divin.
Interrogée sur les scènes de sexe de Love Lies Bleeding par IndieWire, la cinéaste suppose que ces scènes peuvent être un moyen de « vivre par procuration ce genre d’histoires et [de] parler à des instincts peut-être plus primaires, honteux ou difficiles et les afficher à l’écran. »
APPARENCES TROMPEUSES
A Letterboxd, Rose Glass précise ses inspirations pour Love Lies Bleeding. Rien d’étonnant, mais le corpus révélé est très éclectique (Saturday Night Fever [1977] de John Badham à Crash [1996] de David Cronenberg), et dénote un tropisme pour l’entre-deux, les ruptures de ton. La cinéaste soulève le paradoxe de Saturday Night Fever, entre son esthétique et la noirceur du récit, qui met en scène la faillite du rêve américain.
Dans Love Lies Bleending, actuellement à l’affiche, la réalisatrice joue aussi des contradictions, du mélange des genres, pour célébrer la fluidité, la porosité de la féminité, qui est une réalité mouvante. Elle met en scène deux héroïnes – campées par Kristen Stewart et Katy O’Brian – qui transpercent les normes imposées aux femmes, notamment par leurs corps, libérés des injonctions esthétiques. Saupoudré d’un humour précis et acerbe, le film offre également un rôle à contre-emploi pour Kristen Stewart, qui excelle dans le genre. Sorte de Thelma et Louise survitaminé, le film, inspiré des codes de Saturday Night Fever, oscille magistralement entre le polar cru, et une forme de sentimentalisme queer, joyeusement outrancier. Un héritage complexe, pour une cinéaste qui, malgré ses influences revendiquées, compte bien tracer sa propre route, qu’on lui souhaite longue.
Vu à la Berlinale 2024 : « Love Lies Bleeding », génial thriller sous stéroïdes avec Kristen Stewart
Love Lies Bleeding de Rose Glass, Metropolitan FilmExport (1h44), sortie le 12 juin
Image : © Elena Ternovaja