« Quand j’étais enfant, j’allais au cinéma tous les mercredis avec ma grand-mère, c’étaient mes débuts cinéphiles. À la maison, j’ai été nourri par les westerns et les films du néo-réalisme italien qu’on regardait en boucle à la télé, mais avec ma grand-mère, c’est moi qui choisissais. On allait voir un peu tout et n’importe quoi, je lui ai notamment fait subir tous les films dans lesquels Madonna jouait – je ne sais pas si elle en a gardé un souvenir fabuleux.
Le vrai choc – je devais avoir treize, quatorze ans – c’est quand j’ai découvert Stand By Me (1986) de Rob Reiner. J’ai alors eu un vrai coup de foudre pour River Phoenix. En tant qu’ado sur le chemin de comprendre qu’il est bi, je me suis projeté dans cette figure : j’avais un sentiment fraternel à son encontre, surtout dans ce film où il y a un dialogue d’ados qui est assez ouvert. Il y avait chez lui un côté écorché vif et, en faisant abstraction de sa plastique – sa beauté était quand même incroyable – je le voyais très engagé. Il charriait un point de vue politique sur le monde.
Stand By Me de Rob Rainer (c) DR
C’est en le suivant en tant qu’acteur – dans Mosquito Coast, dans À bout de course, et aussi Indiana Jones et la Dernière Croisade – que je suis ensuite tombé, l’année de mes 19 ans, sur My Own Private Idado (1991) de Gus Van Sant. C’est vraiment un film qui m’a fait ressentir des choses que je n’avais jamais ressenties avant, qui m’a ouvert le champ des possibles. Je me souviens de cette relation entre les personnages de River Phoenix et Keanu Reeves – elle est un peu houleuse, ce n’est vraiment pas le coming-of-age avec le grand amour. Il y a quelque chose d’un peu désabusé dans cette histoire, avec des héros un peu en marge. Quelque part, je devais associer ce film à la vie qui m’attendait en tant qu’ado queer, une vie qui ne serait clairement pas la même que celle de mes parents ou de mes copains de lycée. En le regardant, je me disais qu’il allait falloir prendre le taureau par les cornes et être fort pour vivre « normalement », et ne pas être atteint par le monde extérieur. Entre ces deux personnages, il y a un amour qui a à voir avec la protection, l’initiation. Ça m’a touché, j’y ai vu aussi quelque chose d’excitant. J’ai revu le film une dizaine de fois en salles, avec à chaque fois un ami différent – je leur envoyais des gros messages, assez obvious.
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My Own Private Idaho est sorti en janvier 1992, et quelques mois après, en octobre, c’était au tour des Nuits Fauves de Cyril Collard. C’est un point de vue radicalement différent – le film dépeint la vie gay parisienne – mais en même temps je retrouvais cette idée de la marge. Je m’y reconnaissais d’autant plus que Collard y affiche sa bisexualité – qui est quasiment absente dans le cinéma français. La sexualité y est représentée de manière très brute, sévère – pour moi, c’était inédit. Avec ce film, j’ai découvert que le sexe et l’amour, ce n’était pas forcément la même chose, que les deux peuvent être explorés de manière indépendante. Un an après, en 1993, je suis arrivé à Paris. Je découvrais les débuts du Marais, de la communauté queer parisienne, par la suite l’association Act Up. J’avais l’impression que ces films me préparaient à mon arrivée à Paris, à des choses que j’allais pouvoir vivre de façon plus proche.
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Les Nuits Fauves a eu une résonance très forte en moi. Forcément, il parle du VIH-sida : quand tu commençais ta sexualité à cette époque-là, notamment avec des garçons, c’était un sujet que tu avais besoin d’appréhender. J’avais envie de comprendre, de savoir. En le voyant, j’ai pris en pleine gueule la façon dont les personnes séropositives sont considérées par la société. Le film m’a permis de mesurer les risques qui m’attendaient, de me faire mon avis moi-même. J’ai pu me rendre compte que « Savoir = Pouvoir », ce slogan d’Act Up, c’était réel, qu’il fallait s’approprier le savoir, ne pas le laisser aux mains des médecins, des institutions, des politiques – qu’il fallait que les personnes concernées se prennent la main.
À peu près à la même époque, en 1994, André Téchiné a sorti Les Roseaux sauvages. Je commençais alors une école de journaliste en me disant que je serai critique de cinéma. Quelque part, le film est venu valider ce désir. C’était un film qui avait été reconnu, récompensé aux Césars, qui avait bien marché en salles, tout en traitant frontalement d’homosexualité. Je m’étais dit que les histoires queer pouvaient faire partie d’un cercle plus institutionnel, plus reconnu.
Les Roseaux sauvages d’André Téchiné (c) DR
Ce sont aussi les années où Pedro Almodóvar réalise un film par an. Là aussi, ça a été très fort pour moi : il mettait la marge au centre, ce dont on ne parlait pas, ou du moins ce dont, moi, je n’entendais pas parler en étudiant le journalisme dans un cadre assez normatif. L’école de journalisme, ce n’était pas vraiment un lieu d’expression de la liberté : j’avais le sentiment qu’on y était formatés pour répondre aux besoins d’un marché. Le fait de voir chez Almodóvar des personnages jamais dans les codes, foisonnant de profils tous différents, ça m’attirait. Ça me libérait aussi, ça me donnait un optimisme fou – il y a chez lui quelque chose de lumineux, de coloré, que je ne trouvais pas chez Gus Van Sant ou Cyril Collard. Almodóvar réalise parfois des tragédies, mais elles ont toujours une part joyeuse, douce, sans limite, libre.
Gregg Araki a aussi été très important. Ses films prônaient une sexualité ouverte, qui ne s’excuse pas. Et il y a cet affranchissement chez lui qui m’a tout de suite percuté. Ses personnages ne se définissent jamais comme gays, bis, lesbiennes, il a plaidé pour la fluidité en étant, à mon avis, très en avance sur son temps. Je ne me souviens plus par quel film j’ai commencé – je crois que ses premiers films n’ont pas été distribués en France [ils l’ont été à partir de The Doom Generation, en 1995, ndlr.] J’étais toujours fourré au mk2 Beaubourg au début de mes années parisiennes : j’avais confiance en la programmation de cette salle, où je savais que des sujets qui m’intéressaient pouvaient émerger. C’est comme ça que je l’ai découvert, un peu par hasard – on n’en entendait pas du tout parler dans les médias.
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Que la toute première Queer Palm, le prix que j’ai créé, revienne à Kaboom de Gregg Araki au festival de Cannes en 2010, ça a été pour moi une comme une boucle. Je modérais les délibérations du jury et je restais opaque, pour que mes goûts n’influent pas. Et quand j’ai vu que le choix s’orientait vers ce film, ça a été une grande émotion, j’y ai vu la concrétisation de quelque chose. Kaboom est un film sur l’affirmation, la fluidité, la liberté du désir. C’était symbolique parce que, la Queer Palm, je l’ai voulue comme un prix qui jamais n’enferme, ne place dans des cases. Au contraire, je voulais que ça ouvre des fenêtres, des possibles. J’avais l’impression de dire merci à quelqu’un qui m’avait affranchi. »
Le jury 2023 de la Queer Palm est présidé par John Cameron Mitchell. Il sera accompagné de Louise Chevillotte, Zeno Graton, Isabel Sandoval et Cédric Succivalli. Le prix sera décerné le vendredi 26 mai.
Image d’ouverture (c) Carlotta Films
Le Festival de Cannes se tiendra cette année du 16 au 27 mai 2023.
LISTE DES FILMS EN LICE POUR LA QUEER PALM 2023
Anatomie d’une chute de Justine Triet
Le Retour de Catherine Corsini
The Idol de Sam Levinson
Le Temps d’aimer de Katell Quillevéré
How to Have Sex de Molly Manning
Simple comme Sylvain de Monia Chokri
Rosalie de Stéphanie di Giusto
Levante de Lillah Halla
Conann de Bertrand Mandico
Un Prince de Pierre Creton
Xiao Bai Chuan de Zihan Geng
Catégorie courts-métrages :
27 de Flóra Anna Buda
Strange Way of Life de Pedro Almodóvar
Daroone Poust de Shafagh Abosaba & Maryam Mahdiye
Bolero de Nans Laborde-Jourdaa
Stranger de Jehnny Beth & Iris Chassaigne
J’ai vu le visage du diable de Julia Kowalski
Mast-Del de Maryam Tafakory
LISTE DES LONGS MÉTRAGES RÉCOMPENSÉS PAR LA QUEER PALM
2010 : Kaboom de Gregg Araki
2011 : Beauty d’Olivier Hermanus
2012 : Laurence Anyways de Xavier Dolan
2013 : L’Inconnu du Lac d’Alain Guiraudie
2014 : Pride de Matthew Warchus
2015 : Carol de Todd Haynes
2016 : Les Vies de Thérèse de Sébastien Lifshitz
2017 : 120 Battements par minute de Robin Campillo
2018 : Girl de Lukas Dhont
2019 : Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma
2021 : La Fracture de Catherine Corsini
2022 : Joyland de Saim Sadek