PORTRAIT · Melvil Poupaud, corps ardent

Melvil Poupaud aura bientôt 50 ans. Et bientôt quarante ans de carrière. L’enfant rêveur du cinéma de Raoul Ruiz, l’éternel jeune homme rohmérien est devenu aujourd’hui un acteur physique dont la performance furieuse dans « Frère et sœur » d’Arnaud Desplechin va bousculer la Croisette. Un film sombre, radical, sur la colère qui embrase et étreint un frère et une sœur qui se haïssent, dans lequel Poupaud crame l’écran face à Marion Cotillard.


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Une montagne. Voilà comment Arnaud Desplechin a résumé en un mot à Melvil Poupaud le rôle de Louis, héros torturé et tortionnaire de ce nouveau film. « “Une montagne à gravir”, m’a-t-il dit avec son air sérieux, toujours mêlé à un sourire », nous raconte l’acteur, debout au comptoir d’un troquet parisien. « Et puis il a ajouté : “Mais tu en as déjà tellement gravi que ça ne devrait pas te faire peur, si ?” » Le comédien, silhouette noire longiligne à l’élégance anachronique, sourit et d’une voix grave, délicatement éraillée, poursuit : « C’est ça, Arnaud Desplechin. Un mélange de délicatesse et de provocation. Il a une espèce de passion folle qui l’habite, très contagieuse. À son contact, on a envie d’être à la hauteur, d’éprouver la même urgence que lui à faire du cinéma. Et ce film n’a été que ça : la vie et la fureur. »

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© Shanna Besson – Why Not Productions

DUEL AU SOLEIL

Ce n’est pas la première fois qu’Arnaud Desplechin invite Melvil Poupaud dans son cinéma intime et romanesque. Dans Un conte de Noël (2008), ce dernier était déjà un frère. Celui de Mathieu Amalric, le banni. Il observait son frère et sa sœur (Anne Consigny) se haïr, un rôle de témoin repris dans Frère et sœur par Benjamin Siksou. Toujours, les films de Desplechin se font écho, retravaillent les mêmes mythologies personnelles. Les acteurs échangent leur rôle, se répondent de film en film pour raconter les multiples vies de la famille Vuillard de Roubaix. « Je crois qu’Arnaud a trouvé en moi un écho à la brutalité de son scénario. Il nous a vus, Marion et moi, comme des cow-boys de western. J’ai senti qu’il voulait aller à l’os. Nos personnages sont des blocs qu’on a taillés ensemble. »

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© Shanna Besson – Why Not Productions

Ponctué d’impressionnantes scènes de colère et de haine (dès l’ouverture, saisissante), Frère et sœur offre aux deux comédiens un affrontement à distance au bord de la déraison. Une jubilation dans la démesure vécue par l’acteur comme une pure expérience physique, une façon de donner corps à un cinéma littéraire qui fait de chaque mot des balles de colt imaginaires. « Il y a une colère chez Arnaud qui a toujours habité son cinéma et qui, là, prend toute la place. Sur le tournage, parfois, je me disais : “Mon personnage, c’est lui.” Et puis, d’autres fois, je le voyais plutôt dans le personnage joué par Marion. C’est ça qui est troublant avec Arnaud : on a beau être au cœur de ses histoires, le regarder fabriquer ce monde qui lui est très intime, quelque chose nous échappe, lui échappe quand même. »

PREMIERS FEUX

Mais cette rencontre n’était pas si évidente. 1996, le cinéma français se divise en deux camps : d’un côté, la petite musique solaire des valses du cœur de Conte d’été d’Éric Rohmer, dans lequel Melvil Poupaud, alias Gaspard, cristallise l’image du jeune premier dont le cœur bat la chamade ; de l’autre, Comment je me suis disputé… (Ma vie sexuelle), deuxième long métrage d’Arnaud Desplechin, dans lequel une nouvelle génération d’acteurs et d’actrices (Mathieu Amalric, Jeanne Balibar, Emmanuelle Devos et, déjà, la toute jeune Marion Cotillard) éclôt à l’écran dans un film monstre et céré­bral sur l’amour, le désir et ses névroses. Deux visions du cinéma pour traiter d’un même sujet : le bordel que mettent les sentiments dans nos vies. « Pendant longtemps, j’ai cru qu’Arnaud ne m’aimait pas beaucoup. Pourtant, ça fait des années qu’on se tourne autour. J’avais fait des essais pour Comment je me suis disputé… mais ça n’avait pas marché. Je ne suis pas sûr qu’Éric Rohmer soit le cinéaste préféré d’Arnaud Desplechin, et peut-être que pendant longtemps j’ai gardé sa marque. Pour moi, ce sont deux grands stylistes : Éric Rohmer, dans un côté plus taiseux, plus observateur ; Arnaud Desplechin, c’est un tourbillon. Moi, j’ai toujours eu envie d’habiter des mondes de cinéma qui ne ressemblaient à aucun autre. Quand on grandit sur les plateaux de Raoul Ruiz [qui l’a dirigé dans neuf films, depuis ses 10 ans, ndlr], forcément ça donne le goût d’un cinéma qui change la vie. »

Changer de vie, c’est peut-être la clé pour comprendre la filmographie dense et étonnante du comédien. Raoul Ruiz et Éric Rohmer bien sûr, mais aussi Danièle Dubroux (Le Journal du séducteur, 1996), François Ozon (quatre films ensemble dont Grâce à Dieu en 2019, parmi ses meilleurs), les sœurs Wachowski (Speed Racer, 2008), Justine Triet (Victoria, 2016), des films variés, des univers marqués, de la télévision aussi. Il joue un père de famille tueur en série dans Insoupçonnable en 2018, et plus récemment un scientifique à moustache dans la France de Giscard dans la série fantastico-­burlesque Ovni(s).

Une réinvention de soi qui, depuis quelques années, a réussi à modeler l’éternel jeune homme en corps viril, inquiétant, burlesque et désirable. Quand on lui fait remarquer à quel point le cinéma contemporain l’érotise, comme récemment Les Jeunes Amants de Carine Tardieu, l’acteur se trouble, sourit d’un air gêné. « Quand on est acteur, on aime être désiré. Mais j’ai mis du temps à l’accepter. Avant, je me sentais un peu gauche à l’écran, pas très à l’aise dans mon corps. Et je pense que ça m’envoyait vers des rôles un peu timides, cérébraux. Vieillir m’a fait du bien. J’ai fait la paix avec plein de choses et j’ai compris que je devais m’amuser, lâcher prise. Et, ça, je pense que je le dois à Xavier Dolan. »

En effet, personne n’attendait Melvil Poupaud dans Laurence Anyways (2012), récit puissant d’une personne vers sa transition de genre. Un rôle périlleux que le comédien habite avec une douceur et une force qui participent à la grâce du film. « Comme Arnaud, Xavier a une colère, une envie d’en découdre qui fait l’énergie de son cinéma. Il m’a porté, poussé. Un peu avant, François Ozon aussi m’avait emmené sur ce terrain du corps avec Le Temps qui reste. Ce sont les cinéastes qui fabriquent les acteurs. On devient la somme des imaginaires qui nous traversent. En vieillissant, on finit par comprendre ce que les réalisateurs avaient vu en nous que nous ne saisissions pas encore. »

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Aujourd’hui, Melvil Poupaud se sent enfin à sa place dans un cinéma français plus physique, qui décloisonne les genres. En tournage actuellement de l’adaptation du roman d’Éric Reinhardt L’Amour et les Forêts par Valérie Donzelli, dans lequel il joue le mari violent de Virginie Efira, l’acteur rêve de cinéma de genre, de films d’aventure, d’univers plus grands que la vie. Lui qui se verrait bien en Corto Maltese, le marin baroudeur de Hugo Pratt, attend toujours qu’on l’emmène là où il ne pensait pas aller. En attendant, on le retrouvera tout en douceur dans Un beau matin, le nouveau film de Mia Hansen-Løve, également à Cannes, avec Léa Seydoux. « Mia est allée chercher chez moi le jeune homme d’Un conté d’été qui aurait vieilli, mais ça me va. J’aime les fantômes des films que j’ai faits ; je cohabite plutôt pas mal avec eux. Récemment, ma fille m’a montré sur Instagram des gens qui prenaient des captures d’écran de Conte d’été pour en faire des “tableaux”. Ça m’a fait sourire. C’est moi et plus tout à fait moi. C’est ce qu’on appelle la magie du cinéma. »

Portrait : © Marie Rouge

Frère et sœur 
d’Arnaud Desplechin, Le Pacte (1 h 50), sortie le 20 mai