C’est désormais une habitude : chaque nouveau film estival de Christopher Nolan se voit entouré d’une attente colossale. Après après plusieurs mois de fermeture des salles, voici venu Oppenheimer, biopic consacré au « père de la bombe atomique » qui se trouve investi d’une dimension politique contemporaine en raison des résurgences récentes de la peur nucléaire.
Se disant depuis longtemps passionné par la figure du célèbre physicien américain et s’appuyant sur une biographie intitulée American Prometheus: The Triumph and Tragedy of J. Robert Oppenheimer (signée Kai Bird et Martin J. Sherwin), Christopher Nolan raconte ainsi comment, pendant la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis lancèrent le « Projet Manhattan », destiné à mettre au point la première bombe atomique afin de contrecarrer les plans de l’ennemi nazi. Désigné pour piloter ce dispositif, Oppenheimer (joué par l’ensorcelant Cillian Murphy) s’entoure de divers scientifiques de génie pour bâtir un projet collectif dont il se trouve pourtant le principale responsable, moralement comme intellectuellement.
Au milieu d’un défilé d’interprètes étincelants (Matt Damon, Florence Pugh, Emily Blunt, Josh Hartnett, Rami Malek ou Gary Oldman), Nolan impose à ce récit historique sa patte stylistique et sa grammaire cinématographique personnelle. Jouant comme toujours avec la temporalité et les effets de montage, le cinéaste narre cette histoire de manière non entièrement chronologique, histoire de montrer à quel point le cerveau et l’esprit d’Oppenheimer sont d’emblée tiraillés, fissurés et déchirés entre plusieurs aspirations.
Voulant saisir les contradictions d’un inventeur de génie qui pressent que sa création pourrait être utilisée à des fins de destruction du monde, le film présente un personnage cerné par une multitude de visions sombres, d’images cauchemardesques et autres pressentiments lugubres qui illustrent combien il est pris dans un vaste réseau de pouvoirs, d’intérêts et de chausse-trappes politico-militaires qui finiront par le déposséder de son propre travail.
Poussé par son ambition, le réalisateur de Memento, Inception et Interstellar ne se contente pas de retracer la fabrication de l’arme atomique au cœur du laboratoire secret du désert de Los Alamos mais choisit aussi, dans ce film de trois heures, de décrire les manigances qui ont amené dans les années 1950 Oppenheimer à être déchu de sa gloire. En recréant le climat politique paranoïaque du maccarthysme, à travers notamment le personnage de Lewis Strauss (joué par Robert Downey Jr.), homme politique qui a contribué à modeler la politique nucléaire américaine de l’après-guerre en tant que président de la Commission de l’énergie atomique, Nolan dote son film d’un aspect politico-historique qui souligne qu’une figure complexe et riche de divers héritages idéologiques comme Oppenheimer peut facilement devenir la proie de politiciens revanchards.
Offrant au récit des strates temporelles supplémentaires (et un choix esthétique quelque peu déroutant puisque Nolan filme en couleurs les séquences subjectives impliquant Oppenheimer et en noir et blanc les séquences objectives concernant sa mise en accusation), le film, qui embrasse plusieurs décennies de conflits, se prête bien à l’obsession nolanienne pour les pièges narratifs et les déstabilisions émotionnelles en tous genres.
Avec ce récit mouvementé qui met en lumière le cheminement d’innovations technologiques qui mènent à des préjudices et qui entraînent des conséquences dévastatrices pour la planète, Christopher Nolan parvient à retranscrire visuellement et sensoriellement les dilemmes intérieurs de son héros et les remords inextinguibles qui le saisissent après les bombardements atomiques effectués sur les villes japonaises d’Hiroshima et de Nagasaki. En cela, le cinéaste signe bien plus qu’un biopic hollywoodien et réussit une œuvre particulièrement retorse sur les démons mégalomaniaques de l’Amérique et sur l’exercice étatique et institutionnel de la violence, dont les répercussions se font encore fortement ressentir aujourd’hui.