OLDIES · « American Trilogy » de Michael Roemer : trois sublimes explorations de psychés torturées 

Pionnier de l’enseignement du cinéma au Etats-Unis, le trop méconnu Michael Roemer a aussi réalisé des films, dont « Nothing but A Man », « Harry Plotnick seul contre tous » et « Vengeance is mine », sortis entre les années 1960 et 1980. D’une finesse psychologique redoutable, ces trois longs métrages, dont certains sont inédits France, forment l’« American Trilogy », fascinante ode aux âmes anticonformistes. Un bijou étincelant mais longtemps dissimulé du cinéma indépendant américain.


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En découvrant les trois films de Michael Roemer, qui ressortent en France grâce aux Films du Camélia, on a l’impression d’un gros loupé : comment a-t-on pu passer à côté d’une œuvre aussi intelligente et audacieuse, qui a su aborder avec une telle modernité le racisme (Nothing But A Man) mais aussi la misogynie (Vengeance is Mine) de la société américaine ? Pour être plus exact sur cette histoire de raté, il faut préciser qu’à sa sortie, Nothing But A Man (qui a remporté deux prix à Venise et que Malcom X avait cité comme son film préféré) avait reçu les louanges des critiques français. Son accueil aux Etats-Unis a été cependant bien plus glacial – est-ce en raison de ses thèmes ? De son parti-pris politique, clairement progressiste ? On l’ignore, mais ce que l’on sait, c’est que Michael Roemer, qui a récemment soufflé ses 95 bougies et qui a longtemps enseigné le cinéma à la prestigieuse Université de Yale, a par la suite eu du mal à distribuer ses (magnifiques) films, qui semblent être intimement liés à son passé chahuté. 

Né à Berlin en 1928, Michael Roemer est issu d’une famille juive allemande, qui a dû fuir le pays peu après l’accession au pouvoir du régime nazi, en 1933. Grâce à l’opération britannique Kindertransport, qui sauva dix mille enfants juifs d’Europe centrale, il s’est d’abord rendu en Angleterre, dans une école juive qui accueillait les réfugiés allemands. Sa rencontre avec l’acteur et ancien directeur du Deutsches Theater, Wilhelm Marckwald, enclenche chez lui une passion pour la fiction. En 1945, il décide de s’installer aux Etats-Unis, où il s’inscrit à l’Université de Harvard. Il y réalise son premier film, A Touch of The Times, et, après l’obtention de son diplôme, se met à travailler en tant que monteur et assistant réalisateur du cinéaste Louis de Rochemont, avant de se lancer lui-même dans la réalisation. Ces quelques informations biographiques éclairent beaucoup la trop courte filmographie de Roemer, jonchée de personnages en cavale. 

SORTIES DE RAILS 

Les moyens de transport (voitures, avion, bateau) forment un motif central de l’American Trilogy, mais ce qu’ils symbolisent est ambivalent. Ils permettent la fuite tout en étant, de manière moins évidente, l’outil d’une domination sociale souvent dangereuse. Celui d’un homme violent, qui empêche une femme de fuir en coupant sa route (Vengeance is Mine), de blancs racistes menaçant un homme noir travaillant dans une station-service de lynchage (Nothing But A Man)… On peut citer, à ce propos, la très belle scène d’ouverture de Nothing But A Man (sorti en 1964 aux Etats-Unis), qui suit Duff (l’impressionnant Ivan Dixon), un homme afro-américain en perpétuel exil, qui bosse au début du film dans une brigade ferroviaire, puis tente de s’installer à Birmingham, dans l’Alabama, après être tombé amoureux de Josie, la fille d’un pasteur. Au début du film, donc, on est assaillis par le bruit des marteaux piqueurs. La caméra, posée un peu au-dessus du sol, filme longuement les rails. Ce chemin tracé pour ne pas faire dévier les trains forme une métaphore qui sera au centre du film. Dans l’Amérique puritaine et raciste des années 1960, les Noirs Américains ont deux choix qui s’offrent à eux : rester sur les rails, se soumettre aux Blancs, et vivre dans une terreur continuelle, ou ne pas céder à cette violence, s’affirmer et risquer leurs peaux – ce que fera notre héros. 

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Nothing but a Man

Dans un registre beaucoup plus léger, l’anti-héros de Harry Plotnick seul contre tous (réalisé en 1970) est, comme Duff, un pur anticonformiste : tout juste sorti de prison, celui qui est lui aussi né dans une famille juive d’Europe de l’Est a développé toute sa vie un art de la magouille qui lui a rapporté gros. La première chose que Plotnick (Martin Priest), à qui il arrivera une série d’épisodes rocambolesques, fait, c’est s’afficher dans les rues new-yorkaises avec sa luxueuse voiture, symbole d’une réussite sociale qui ne mène visiblement pas au bonheur de notre ex-taulard. L’histoire du magnifique et puissant Vengeance is Mine (réalisé en 1984) est aussi celle d’une fuite : celle de la libre Jo (incroyable Brooke Adams, vue dans Les Moissons du ciel de Terrence Malick ou L’Invasion des profanateurs de Philip Kaufman), qui retrouve sa famille à Rhode Island pour tenter de dénouer avec elle les plaies du passé. Ne supportant pas la souffrance que ce retour provoque, elle tente de se changer les idées, mais se retrouve mêlée à un autre drame.

Comme pour former une boucle, l’ouverture et la fermeture du film, capturées en plans fixes, nous montrent cette héroïne, revenue de deux enfers (celle d’un mari violent, qu’elle fuit au début du film, puis de familles fracassées, qu’elle finit par quitter), dans un avion (sorte de cocon), au son du beau Moonglow de Django Reinhardt, autre grande figure de l’exil. Nos trois héros, si différents soient-ils, partagent une même rage de vivre pour la simple raison qu’ils sont des exilés forcés – la même, on imagine, que pouvait ressentir Michael Roemer. Ce qui relie aussi nos trois héros, c’est leur profonde incompatibilité avec le modèle de la famille nucléaire. 

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Vengeance is mine

OUTSIDERS 

Autre fil rouge qui relie les trois films de Michael Roemer : le thème de l’abandon familial, et, de manière plus complexe, la reproduction des schémas traumatiques. Scénariste de génie, Roemer explore avec profondeur les psychés de ses personnages – tous des durs à cuire, dont on ne devine pas tout de suite la fragilité – et leur donne par là une grande épaisseur (on trouve à ce titre une grande proximité entre son cinéma et celui de John Cassavetes). Le père de Duff dans Nothing But A Man, avec lequel il n’a pas grandi, est un alcoolique violent. Ce point de départ conditionne le rapport de Duff au monde extérieur. Tout comme lui, Jo, qui n’a jamais trouvé sa place dans sa famille et a grandi avec un sentiment d’abandon, ne peut faire autrement que répéter ce qu’elle a connu – on n’entrera pas ici dans les détails, pour préserver tout le mystère. Si on connaît peu le passé de Harry Plotnick, on sait du moins que lui aussi s’est détaché de ses obligations parentales – un abandon, encore.

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Harry Plotnick, seul contre tous

Ces abandons originels, qui sont au cœur de la trilogie, expliquent aussi pourquoi nos héros ne peuvent pas s’intégrer dans leurs communautés. Dans des scènes d’une grande intelligence, Roemer filme la mise à l’écart de ses héros dans des églises ou autres lieux de fêtes communautaires.  Malgré le sentiment de communion qui imprègne la collectivité (transie en chantant des gospels ou en dansant sur d’autres chants religieux ou culturels), aucun n’arrive à suivre la note, se mettre au diapason. 

La musique, ingrédient essentiel des trois films, vient toujours amplifier cette inadéquation des personnages avec le monde qui les entoure. Elle sert d’ailleurs souvent à leur faire miroiter un bonheur inaccessible. Dans Nothing But A Man, Duff entend les hits sentimentaux naïfs de la Motown, mythique maison de disques qui a propulsé des artistes afro-américains dans les années 1960. Dans Vengeance is Mine s’invite la B.O. de la comédie musicale Oliver !, adaptation du célèbre roman Oliver Twist de Dickens, où ce dernier raconte l’histoire d’un orphelin – elle est entonnée par la famille très tradi de la sœur de Jo, que cette dernière, rétive autant que fascinée, observe depuis l’extérieur de la maison. Rien n’est laissé au hasard dans cette puissante trilogie qui offre toujours à ces personnages imparfaits, mais bienaimés, une issue de secours. Quand arrive le générique de fin, on se dit qu’on entendra encore longtemps les belles voix brisées des outsiders de Roemer.