Dès l’ouverture – un plan large dans une cuisine aseptisée -, on se sait bien chez Todd Haynes. On croit reconnaître le décor de Safe, son génial film de 1995 sur une riche femme au foyer control-freak et paranoïaque campée par Julianne Moore. On dirait d’ailleurs que c’est l’actrice qui file à toute vitesse dans le champ de ce premier plan de May December pour se servir un café, téléphone à la main. En fait non, c’est Natalie Portman dans le rôle d’Elisabeth, une actrice s’apprêtant à incarner à l’écran Gracie, le personnage de Julianne Moore (vous suivez ?). Vingt ans plus tôt, Gracie a fait la une des tabloïds en ayant, a 36 ans, une relation avec Joe (Charles Melton), un collégien de 13 ans. Après un passage en prison, elle a tout naturellement eu trois enfants avec lui et l’a épousé. Pour préparer le rôle et percer le mystère de cette femme en total déni de l’abus qu’elle a commis, Elisabeth vient passer quelques temps dans leur famille et interroge les proches – ancien mari et premier enfant de Gracie, voisin…
Alors qu’on pouvait s’attendre à un film sur la relation complexe/vénéneuse entre les deux femmes façon Persona, Todd Haynes prend le contrepied en s’attachant davantage à ce que l’enquête menée par Elizabeth pour trouver la « vérité » dans cette histoire – dans le but obsessionnel, semble-t-il, de briller ensuite au cinéma dans ce rôle étonnant – vient révéler de chaque protagoniste. Aucune attirance entre les héroïnes, aucune affection même, et c’est peut-être pour appuyer cette probable aversion entre la femme au foyer et son futur double que Todd Haynes les a choisies si dissemblantes – Gracie fait remarquer à Elizabeth en la rencontrant qu’elles font la même taille, comme pour souligner en creux que c’est la seule chose commune entre leurs physiques. Loin du mélo à la Douglas Sirk que le cinéaste retravaillait dans Carol, il s’agit plus ici d’une hybridation entre trois autres films d’Haynes : Superstar. The Karen Carpenter Story (1987), Safe et Dark Waters (2019). Des deux premiers, il reprend sa manière d’explorer des féminités meurtries, détaillant tout en délicatesse comment les violences patriarcales et la domination des enfants par des aînés déglinguent des personnalités en construction.
Un supercut pour s’endormir : Douglas Sirk x Todd Haynes
Cette fois, il applique aussi sa grille d’analyse sur une situation plus rare avec l’emprise de Gracie sur Joe, colosse de 36 ans resté coincé à l’aube de l’adolescence à cause de cette situation ahurissante que Gracie ne lui a jamais permis d’analyser et qui a fini par être plus ou moins enterrée après que les médias s’en sont détournés. De Dark Waters, Todd Haynes réemploie le mode de l’enquête sobre, sans éclat dramatique, sans effusion malgré la violence impressionnante qui sous-tend les sourires crispés et les moments pas très complices en famille. Quand la tension éclate vraiment, c’est en hors-champ, hors du récit, dans la B.O. de Marcelo Zarvos qui reprend les morceaux que Michel Legrand a composé pour Le Messager de Joseph Losey, que l’on connaît ici surtout parce que c’est le générique de l’émission de true crime Faîtes entrer l’accusé. Pas sûr que Todd Haynes le savait, mais ce n’est qu’un des innombrables effets cachés sous la surface de May December, et de ceux qui nous ont fait vibrer comme seul l’Américain en a le secret.
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