Comme l’héroïne, vous avez deux filles et vous êtes par ailleurs mariée à Peter Sarsgaard, qui a un rôle réduit mais déterminant dans le film. Est-ce que vous avez senti des échos particuliers entre votre vie et le récit, en lisant le livre d’Elena Ferrante ?
Je crois que, comme plein de gens à travers le monde, en lisant les livres de Ferrante, on sent bien qu’elle parle de façon honnête et vraie de choses dont personne d’autre ne parle. Ses ouvrages se vendent comme des petits pains, donc clairement ça ne résonne pas qu’avec moi, mais avec beaucoup de gens, et en particulier des femmes.
Vous avez vous-même construit votre carrière d’actrice sur des rôles féminins complexes. Avez-vous pensé à jouer vous-même le rôle de Leda ?
Ça ne faisait pas partie de ma réflexion quand j’ai commencé à réfléchir à l’adaptation. À un moment, je me suis dit que si je ne trouvais pas une actrice vraiment excellente, j’envisagerais de le faire moi-même. J’aurais préféré cette solution plutôt que de prendre une actrice pas terrible. Mais rétrospectivement, je me rends compte que c’était une idée naïve : je n’aurais sans doute pas pu réaliser le film si j’avais joué le rôle principal.
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Pourquoi ?
Disons que ce sont deux perspectives très différentes. Une des grandes missions de la personne qui réalise, c’est d’observer, de sonder les cœurs et les esprits des gens. En jouant à leurs côtés, c’est un tout autre type d’observation, une autre manière de ressentir. En fait, je ne sais pas vraiment comment j’aurais pu faire ça, passer de l’un à l’autre, changer constamment de point de vue. Je suis tellement soulagée de ne pas avoir eu à faire ça ! Olivia Colman est absolument brillante, à un niveau stratosphérique. Qu’elle joue le rôle m’a permis de garder mon esprit et mon cœur pour les mettre dans le film. Je pense que ça rend le tout exponentiellement plus intéressant.
Olivia Colman est effectivement incroyable. Comment avez-vous travaillé avec elle pour explorer les multiples strates de son personnage?
Vous savez, chacun à sa manière de travailler. Je le sentais déjà en tant qu’actrice, mais je l’ai véritablement compris en passant derrière la caméra. Je pense que tous les acteurs veulent être véritablement regardés, aimés et qu’on s’occupe d’eux, mais chacun d’une manière différente. Un peu comme des enfants ou des amants. Pour diriger Jessie Buckley, je lui ai parlé de la même manière que je m’adresserais à moi-même. J’ai remarqué que ce qui me semblerait utile en tant qu’actrice l’était pour elle aussi. Avec Olivia Colman, c’était différent. Nos interactions, notre communication, était beaucoup moins verbales. C’était plus… c’est difficile à expliquer. Un peu comme une messe basse, une sorte de communication tacite qui se déroulait en permanence. Avec Dakota Johnson, c’était aussi très différent, tout comme avec mon mari et les autres acteurs.
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D’après vous, qu’est-ce que symbolise la poupée dans cette histoire ?
Elle vient évidemment du livre d’Elena Ferrante. Je trouve que cette poupée [celle de la fille du personnage de Dakota Johnson, qui disparaît au début du film et cristallise ensuite toutes les angoisses, ndlr] est une idée vraiment géniale, car ça vient de l’inconscient. Ce n’est pas quelque chose de rationnel, d’intellectualisé. C’est tout de même une figure que l’on peut analyser, qui peut symboliser des choses. Quelque part, on sait tous ce que ça veut dire, mais en même temps, je pense que l’héroïne est honnête quand elle dit qu’elle ne sait pas pourquoi elle l’a volée. Je crois que rationnellement, intellectuellement, elle ne le sait pas.
C’est encore très rare de voir des figures de mères et des relations mères/enfants si complexes au cinéma. Vous pensez que c’est un sujet tabou ?
Oui, je crois. C’est en partie pour ça que j’ai voulu faire le film. La maternité est inextricablement liée à mon identité, à la manière dont je me perçois. C’est une énorme part de mon expérience dans le monde, et je pense que c’est le cas pour beaucoup de gens. Une règle tacite nous autorise à parler d’un fragment de l’expérience, mais le spectre du ressenti maternel est gigantesque. La joie, l’extase, l’intensité de la connexion d’un côté. Mais aussi la terreur, l’anxiété, la douleur. C’est un aspect naturel de la parentalité mais si on avoue ressentir de la douleur, de la tristesse ou de la confusion, on se fait stigmatiser. On nous fait comprendre qu’on a un problème. C’est pour ça que je trouve ça très rassurant de lire Ferrante, qui dit que tout cela fait partie de l’expérience d’être parent, et je suis reconnaissante aussi envers les personnes de mon entourage qui m’ont dit la même chose quand je suis devenue mère pour la première fois. Heureusement qu’on m’a rassurée.
Vous avez pensé à d’autres films sur ce sujet pour faire The Lost Daughter ?
Inland Empire de David Lynch, Les Nuits de Cabiria de Fellini et La Cienaga de Lucrecia Martel. Mon film est stylistiquement différents des deux premiers, mais ils ont en commun de visiter des zones profondes, sombres, douloureuses voire dépravées, parce que c’est de là que vient la vie et la possibilité de renaître. Le film de Lucrecia Martel m’a appris que la mise en scène peut ne pas être littérale, mais que les spectateurs puissent venir s’y jauger, trouver des échos. J’ai aussi été inspirée par Monica Vitti dans L’Eclipse d’Antonioni. Et aussi par les thrillers psychologiques, je me suis appuyée sur ces codes pour trouver ma liberté et m’exprimer de manière personnelle.
Pourquoi ça vous semblait important de montrer les flashback sur le passé de Leda plutôt que de l’évoquer dans les dialogues ?
C’est dans la structure même du livre, cette femme a des souvenirs qui commencent à ressurgir à l’intérieur d’elle-même, ce qui a un effet sur son présent. Après avoir filmé les flashback, quelques personnes m’ont suggéré de ne pas les monter, pensant que ça serait plus intéressant de laisser les spectateurs imaginer sa vie de jeune mère. C’est vrai que ça aurait pu être intéressant, mais j’aime vraiment ce qu’on a fait pour reconstituer ces souvenirs, je trouve que ça apporte vraiment quelque chose. C’était un vrai challenge de les monter au fil de l’histoire de manière à ce que ça fonctionne totalement.
Est-ce que vous souhaitez continuer à réaliser et à jouer en parallèle ?
C’est clair que j’ai envie de continuer de réaliser. Ça m’a vraiment semblé… plus satisfaisant. Ne pas devoir secrètement, discrètement amener des choses par le jeu. C’est rare, les réalisateurs qui aiment les actrices avec beaucoup d’idées. J’ai appris ça avec le temps. Je préfère réaliser, exprimer tout ce que je veux et créer un espace pour que mes collaborateurs puissent en faire de même. C’est beaucoup plus satisfaisant pour moi que de jouer, même si j’adore ça et que j’aimerais continuer.
The Lost Daughter de Maggie Gyllenhaal, sortie le 31 décembre 2021 sur Netflix
Images (c) Yannis Drakoulidis/Netflix