Louis Garrel : « Dans le film, c’est un peu la théorie de la marche : pour avancer, tu es obligé de te déséquilibrer.  »

Louis Garrel débride son cinéma avec le vif, drôle et rocambolesque « L’Innocent », un film de braquage et d’amour qui s’inspire d’un épisode de la vie de sa mère, la cinéaste et metteuse en scène Brigitte Sy. Avec son élégance et sa fantaisie habituelles, Louis Garrel nous a parlé de l’importance de pratiquer un cinéma de bandit.


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Dans L’Innocent, c’est comme si le personnage que vous jouez, Abel, était poussé par sa mère à vivre avec un peu moins de prudence. Au cinéma, pour vous, le risque – dans sa conception, dans ce qu’il véhicule –, c’est important ?

François Truffaut [dans son livre Les Films de ma vie, Flammarion, 1975, ndlr] dit qu’un film, ça doit être une idée de la vie, et une idée du cinéma. Là, dans le film, c’est un peu la théorie de la marche : pour avancer, tu es obligé de te déséquilibrer. C’est vrai qu’il y a une part d’inconnu pour moi dans le fait de réaliser un film d’action, un polar. Je n’étais jamais allé sur ce terrain de ciné­­ma, 
donc je n’avais de comptes à rendre à personne – sauf au cinéma, à des films que j’ai aimés. Mais j’ai toujours traité ces genres avec un peu d’ironie, de la distance. C’est un principe d’amusement qui a cours tout au long du film.

En revanche, je tenais à ce qu’il y ait un vrai sérieux du point de vue des sentiments, de la profondeur de ce que ressentent les personnages. Il fallait que ce soit dense, tragique. La représentation des rapports affectifs, c’est ça qui m’intéresse au cinéma en tant que spectateur. La mère, c’est une optimiste, et le fils, c’est un pessimiste – je pense que les pessimistes ont plus à apprendre des optimistes que le contraire. Le fils apprend de la folie douce de sa mère. Enfin, non, il n’apprend pas, il gagne des choses.

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Dans une précédente interview, vous m’aviez dit que Jean-Claude Carrière, coscé­nariste de vos films L’Homme fidèle (2018) et La Croisade (2021), disparu en 2021, vous reprenait quand votre écriture devenait trop psychologique. Dans L’Innocent, les sentiments sont toujours liés à l’action. Vous avez pensé à lui à l’écriture ?

Jean-Claude avait écrit beaucoup d’histoires d’amour. Au moment où on écrivait L’Homme fidèle [dans lequel il joue Abel, qui hésite entre Marianne, son ex-copine, devenue veuve, et Ève, la petite sœur du défunt, ndlr], il a bien vu que, ce qui m’intéressait, c’était de raconter les sentiments. Lui, je sentais bien que ça ne l’inspirait pas plus que ça. Il avait une sorte de sagesse ou une sorte d’ironie par rapport à toute l’expérience qu’il avait. C’est ça qui me plaisait dans L’Homme fidèle, ma naïveté plus son ironie. Pour L’Innocent, que j’ai écrit sans lui, il fallait que je sois premier degré, sans cynis­­me sur les affects des personnages.

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Jean-Claude Carrière vous avait parlé de sa collaboration avec Jean-Luc Godard sur Sauve qui peut (la vie) en 1980 ?

Oui, il m’a dit qu’il était venu sur le tournage une fois. Et Godard avait dit : « Bon, on va faire plaisir à Jean-Claude. On va tourner la scène sans changer ce qu’il a écrit ! »

Après la mort de Godard, quels films de lui avez-vous eu envie de revoir ?

J’ai pensé à deux films. Il y a un passage qui est l’un des plus beaux du cinéma, c’est la fuite d’Anna Karina et Jean-Paul Belmondo dans Pierrot le Fou [sorti en 1965, ndlr], sur la musique d’Antoine Duhamel. Leur voiture est en flammes, la caméra est très loin, on les voit s’éloigner comme dans un comic book. On est presque dans la bande dessinée. Et, dans Prénom Carmen [sorti en 1983, ndlr], le début, ce hold-up avec Carmen, ça m’a beaucoup marqué. [Le film est une variation très libre autour de la nouvelle Carmen de Prosper Mérimée, ndlr.]

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L’Innocent (c) Les Films des Tournelles

L’Innocent est un film qui prône le fait de s’aventurer en terrain inconnu, dangereux. Vous, quels sont les plus gros risques que vous avez pris dans votre vie ?

Les risques… Il doit y en avoir beaucoup d’autres, mais c’est vrai que le jour où je suis monté sur scène pour Le Retour de Harold Pinter devant six cents personnes au Théâtre de l’Odéon – un théâtre où j’adorais aller quand j’avais 14-15 ans –, je ne sais pas si j’ai pris un risque mais en tout cas j’ai senti le risque. [Les représentations ont eu lieu d’octobre à décembre 2012, ndlr.] Pas seulement celui de ne pas me faire aimer par le public, plutôt dans le sens de l’expérience physique. Je me disais « putain, faut qu’on appelle les pompiers, mon cœur bat trop vite ». Je regardais Bruno Ganz et Micha Lescot et j’avais l’impression de ne pas du tout avoir leur puissance.

« L’homme fidèle » de Louis Garrel : la guerre à trois

Depuis votre court métrage La Règle de trois (2012), vous mettez en scène des triangles amoureux. Ici, c’est plutôt un triangle familial, avec la mère, le fils et le beau-père. Qu’est-ce que ça change ?

C’est inconscient ça… À un moment donné, je me disais que, dans les polars américains, on a l’impression que les personnages n’ont pas de rapports familiaux. Ce sont des gens qui sortent du noir, ils ne sortent pas du ventre de leur mère… Si ! Il y en a un que j’adore, c’est L’enfer est à lui (1950) de Raoul Walsh, avec James Cagney qui joue un braqueur ayant un énorme problème avec sa mère. [Cagney y joue un gangster bouclé en prison après l’attaque d’un train. La police surveille sa mère, qu’il adule de façon pathologique, ndlr.] Je ne sais pas très bien ce que ça change, mais je peux dire ce dont j’ai eu peur. Je voulais raconter une mère et son fils, ce que je n’avais jamais fait.

Ça m’inquiétait, parce que je ne voulais pas que ça tourne au pathos. Évidemment, quand on parle d’une mère et son fils, on ne peut pas s’empêcher d’être un tout petit peu autobiographique. Mais je ne voulais pas que ça tombe dans l’anecdote de ma vie, embarrasser les spectateurs avec ça. Tout le monde a des problèmes avec sa mère. Donc il fallait que la mère soit très sexuée, et que le fils ait aussi des problèmes sentimentaux, pour que les deux personnages vivent en parallèle des histoires d’amour. C’est aussi leur manière de s’aimer, de continuer à se fréquenter tout en vivant leurs amours chacun de leur côté.

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L’Innocent (c) Les Films des Tournelles

Votre mère, la metteuse en scène et réali­satrice Brigitte Sy, a beaucoup dirigé d’ateliers en prison. Dans son film Les Mains libres (2010), elle racontait l’histoire d’amour qu’elle avait vécu avec un détenu. Comment son vécu vous a-t-il inspiré pour L’Innocent ?

Ma mère a travaillé pendant vingt ans en prison. Quand j’avais 11-12 ans, moi, je ne pouvais pas rentrer en prison, je ne pouvais pas voir les spectacles qu’elle y mettait en scène. Quand les hommes ou les femmes qui sortaient de prison venaient manger chez nous, je les rencontrais. À la maison, c’était un monde qui mêlait des anciens voyous et des intellectuels intéressés par la marginalité dans laquelle ceux-ci étaient rendus. Depuis que je suis petit donc, la prison, c’est assez familier pour moi ; le monde des détenus, j’en ai entendu parler toute ma vie. Pour un film qui commence par une femme tombant amoureuse d’un détenu, je voulais éviter de faire une chronique. Il a fallu que je fictionne énormément, c’était là-dessus que reposait le plaisir du scénario. Je souhaitais fabriquer des situations très référencées, en essayant de jongler avec plusieurs registres de cinéma très codifiés : la comédie sentimentale, le film de braquage, la tragicomédie… Ça me donnait un cadre de cinéma.

Cela a représenté un enjeu de faire une fiction à partir de l’histoire de votre mère ?

Non, quand on a montré le film à Cannes [hors Compétition, ndlr], elle était là, et elle a quand même beaucoup de sens de l’humour. Le film est très romancé. C’est aussi un jeu de piste entre nous, il y a des moments qui sont comme des private jokes dont elle est la seule à pouvoir capter les références.

Y a-t-il des récits de détenus qui vous ont marqué lors de la préparation du film ?

Je peux te dire que quand Jean-Claude Poteau, qui joue le complice de Roschdy [Roschdy Zem joue Michel, le beau-père d’Abel, tout juste sorti de prison, ndlr] pendant le braquage, te raconte sa vie… [Avant de devenir artiste peintre, il a participé à plusieurs braquages et a passé près de vingt-cinq ans en prison, ndlr.] Il s’est évadé de la prison Saint-Joseph à Lyon en 1983. Je lui ai tout de suite demandé : « Mais comment tu t’évades ? » Il m’a dit : « Bah, j’ai pris une corde, je suis monté sur le toit, et je me suis cassé. » Très simplement. Ce qui peut me fasciner chez des personnes avec qui j’ai pu parler, c’est qu’après tant d’années en prison il y a toujours chez eux une mythification du monde des voyous.

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L’Innocent (c) Les Films des Tournelles

Il y a beaucoup de clins d’œil au film noir, notamment dans les scènes de filature. Ça fait longtemps que vous aviez envie de jouer avec ces codes ?

Comme spectateur, je prends beaucoup de plaisir à regarder des films policiers. Il y en a un que j’adore, c’est un film de braquage, L’Ultime Razzia de Stanley Kubrick [sorti en 1956, ndlr]… La préparation d’un casse, c’est très cinématographique. Il fallait que je réinvente un peu le genre, que je filme un braquage de terroir – je n’allais pas rivaliser avec Michael Mann. Là, c’est vraiment le Poitou-­Charentes, bien de chez nous. De là est venue l’idée de mélanger cette intrigue avec du marivaudage. Pas le marivaudage au sens de quelqu’un qui va voir sa maîtresse – ça, c’est la facilité, la comédie de boulevard. Le marivaudage, c’est une chose très profonde, comme une étude du sentiment amoureux, comment celui-­ci naît, parfois de manière feinte. C’est ce mélange-là qui garantit que je n’ai pas l’air de vouloir imiter les Américains. C’est aussi pour ça que j’ai mis beaucoup de chansons françaises dans le film. Il fallait que ce soit un film de variété de registres et de variété française.

Louis Garrel, quel cinéphile es-tu ?

C’était la musique qu’écoutait votre mère ?

Le film baigne dans les chansons de Cathe­rine Lara, de Gérard Blanc, d’Herbert Léonard. Pour Herbert Léonard, c’est assez autobiographique, ses disques tournaient à la maison quand j’avais 7-8 ans. J’aime beaucoup la chanson de variété. Il y a Mozart, Bach et Beethoven, mais je crois que, si je suis sincère, instinctivement, mon premier réflexe c’est de me tourner vers la variété. Je cite encore Truffaut, mais c’est lui qui disait qu’il écoutait ces chansons parce qu’elles disent la vérité, qu’avec leurs mots très simples elles portent quelque chose d’universel. Quelqu’un qui écoute une bonne chanson de variété, tout de suite il part dans le vague et il s’imagine que la chanson a été écrite pour lui.

Quelle cinéphilie votre mère vous a-t-elle transmise ?

Je sais qu’elle m’a montré un film très beau, Les Cœurs verts d’Édouard Luntz [sorti en 1966, ndlr], sur des marginaux. Ma mère est une grande lectrice de Jean Genet, elle l’a beaucoup mis en scène. Quand j’étais petit, j’ai vu Les Bonnes, Le Balcon. Sa pièce Haute surveillance est extraordinaire aussi. En fait, elle m’a plutôt donné une culture théâtrale. J’allais la voir jouer, lui rendre visite en coulisses, parce qu’elle est aussi actrice.

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L’Innocent (c) Les Films des Tournelles

« Enfant, je ne jouais pas tant au gangster, mais je faisais beaucoup de filatures. »

Et vous, quels films avez-vous envie de montrer à vos enfants ?

Souvent, je me dis « putain, ils vont voir la plus grande merveille du monde », et la plupart du temps je fais un bide. Il y a un film qui ne fait jamais de bide, c’est Amadeus [réalisé par Miloš Forman et sorti en 1984, le film raconte la rivalité entre les compositeurs Wolfgang Amadeus Mozart et Antonio Salieri, ndlr]. La musique de Mozart, c’est imparable. Et c’est l’idée que quelqu’un qui a un talent fou peut avoir une vie totalement dissolue. Ça ne correspond pas à l’idée qu’on se fait du génie. Il a l’air d’un idiot total, il fait plein de conneries, c’est un enfant génial. Le film est grandiose, il tient cet humour en permanence. La Bataille du rail [de René Clément, 1946, ndlr], pareil, tu ne fais pas de bide. Mon dernier bide, c’était avec Massacre à la tronçonneuse [de Tobe Hooper, 1974, ndlr]… Zéro peur… Pourtant, moi, quand j’avais 11-12 ans, je regardais ce genre de films, des trucs comme Chucky. La poupée de sang [John Lafia, 1991, ndlr]. C’était marrant…

Enfant, vous jouiez beaucoup au gangster ?

Je ne jouais pas tant au gangster, mais je faisais beaucoup de filatures. Plus que le gangster, j’étais surtout le détective. J’essayais toujours de résoudre un problème que les gens n’avaient pas vu, et que je pensais être le seul à avoir découvert. C’était comme une mission, mais ce n’était pas pour jouer, c’était dans la vie. J’ai suivi beaucoup de gens dans ma vie. J’étais le boulet, tu te retournes et il est là.

Avez-vous fait une crise d’ado ? Ou alors avez-vous déjà eu envie de faire totalement autre chose que vos parents artistes ?

Non mais, quand j’étais ado, je faisais du roller. Je m’accrochais aux bagnoles. J’étais totalement obsédé par la vitesse. J’ai peut-être rêvé d’être un champion de roller, avec des sponsors et tout ça. C’est raté, putain… Mais, si je pouvais faire un film sur le roller, je serais content.

Anouk Grinberg, qui joue votre mère dans L’Innocent, a écrit récemment un essai à la fois intime et parsemé d’analyses de neuro­scientifiques intitulé Dans le cerveau des comédiens (Odile Jacob). Vous avez déjà essayé d’observer ce qui se passe en vous quand vous jouez ?

Ce qui se passe dans le cerveau des acteurs… Je lisais une interview de Hugh Grant. Lui, il disait que, quand un cinéaste fait un gros plan sur lui, ça lui créait des angoisses. Je le comprends, c’est comme un moment où on nous ausculte. C’est quand même autre chose que quand on peut se mouvoir dans l’espace avec un groupe d’acteurs. Au théâtre, des gens viennent nous voir, il y a un truc primitif, pas de sacrifice mais… En tant qu’acteurs, on prend en charge la représentation de la vie des spectateurs. Il y a quelque chose de très ancestral, ça fait des milliers d’années qu’on se réunit et que le public n’attend qu’une seule chose, se prendre au jeu avec nous. Qu’est-ce qui fait qu’affectivement le spectateur s’engage avec nous ? C’est une immersion qui n’a rien à voir avec celle des casques 3D, elle est moins manipulatrice, plus organique.

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L’Innocent (c) Les Films des Tournelles

Dans une scène très drôle de restoroute, Abel a la mission d’occuper l’attention d’un routier pendant qu’il se fait voler sa cargaison. Mais, alors qu’il doit jouer un couple qui se dispute avec son amie Clémence (Noémie Merlant), il a comme un blocage. Ça vous est déjà arrivé ?

Bien sûr. Quand je filme des acteurs, j’espère ne jamais les bloquer. Cette situation est terrible, car il va falloir trouver un subterfuge qui va détourner l’attention de l’acteur pour qu’il ne pense plus. Le film est aussi une mise en abyme de ce que c’est de jouer, comment on peut tout à coup être emporté par une situation organisée de manière artificielle, qu’on ne peut pas y résister. C’est aussi ça, la beauté de jouer. Par exemple, il s’est passé un truc pendant qu’on tournait. Jean-Claude Poteau est un acteur qui me plaît beaucoup. Il a fait de la prison, il a fait des cavales… J’ai vu très rapidement qu’il était bon quand on préparait la séquence de la répétition du braquage. On a vraiment fait des longs plans, c’étaient des prises qui duraient parfois dix minutes. Et il y a eu un moment très beau où, lui qui est acteur amateur, il est pris au jeu. Parfois, il m’a fait peur, parce que je lui demandais d’être violent. Il reste une prise comme ça dans le film où j’ai un rictus : là il n’y a plus de film, plus de personnage, juste moi qui ai peur de me prendre un pain dans la gueule.

Dans cette séquence de restoroute, il y a d’ailleurs un basculement. Clémence et Abel jouent à être amoureux mais se confient en fait leurs vrais sentiments. Vous avez déjà dit des choses à quelqu’un à travers une scène ?

Je pense que, dans la vie, tout commence souvent par le jeu. Quand on rencontre quelqu’un, qu’on ne sait pas encore qu’on a un sentiment amoureux, d’une certaine manière on joue. C’est comme si on suggérait à l’autre qu’on est peut-être amoureux. Et quand l’autre en face répond positivement, alors le sentiment commence à naître. Ça, c’est une étude de Marivaux. Avant une rupture, on ne sait jamais vraiment encore qu’on va rompre. On commence alors un jeu de rupture, ça prend, puis la rupture se met en place. Il y a plein de choses comme ça qui sont jouées tout le temps dans la vie. Dans nos vies, on imite avant d’éprouver.

Le film commence par un monologue sur la trace prononcé par Roschdy Zem, alors qu’il répète une pièce en prison. D’où vient cette idée ?

C’est un monologue de Bernard-Marie Koltès [extrait de la pièce Quai ouest, publiée en 1985, ndlr]. C’était une manière de le faire rentrer dans le film. C’est quelqu’un de très important pour moi, qui est très sensuel. C’est aussi que Patrice Chéreau a beaucoup monté les pièces de Koltès, ça participe d’un univers que je trouve très poétique, très vrai, qui m’a toujours fait rêver. L’idée, c’était d’ouvrir un faux film de gangster avec un texte de théâtre.

Vous incarnez d’ailleurs Patrice Chéreau dans Les Amandiers de Valéria Bruni-­Tedeschi, au cinéma le 16 novembre prochain. Que repré­sente cet auteur pour vous ?

Il avait une virtuosité de mise en scène évidente. Le travail qu’il a fait avec Richard Peduzzi [décorateur et fidèle complice de Chéreau, ndlr], ce sont des images qui me restent gravées à jamais. Chéreau, c’est aussi une demande, celle formulée à l’acteur d’être dans un groupe, d’être plus enfiévré que dans le réel. Le naturalisme est une chose qui ne m’intéresse pas beaucoup. Chez Chéreau, ça tire vers le baroque, c’est une représentation sensuelle et enivrante. Tout à coup, tout a l’air plus concentré et plus vivant que la vie même.

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Les Amandiers de Valeria Bruni-Tedeschi (c) Ad Vitam

« Les Amandiers » de Valeria Bruni-Tedeschi : un film de troupe mythique et terrassant

Dans un vieil entretien pour la sortie de La Jalousie (2013), un film de votre père, Philippe Garrel, vous nous aviez confié qu’à la fin de sa vie votre grand-père, l’acteur Maurice Garrel, pensait qu’il n’y avait plus de personnage, que ça n’existait pas.

À la fin, il avait cette idée du personnage comme une espèce de fantasme de fusion avec le réel. Moi je ne crois pas du tout qu’il n’y ait pas de personnage. Plus le caractère du personnage est défini, moins il nous ressemble, plus on a envie de lui donner des choses de nous. Si on dit « le personnage, c’est moi », c’est une position d’observation, il y a moins de travail, d’imaginaire, d’enfance. Ça me plaît de faire croire à un personnage alors qu’il n’est pas là. C’est dans ce faux-là que je vais être ému.

Dans Les Baisers de secours (1989), autre film de votre père, on vous voit faire du tricycle auprès de vos parents, qui rejouent leur histoire. Aujourd’hui, vous regardez ce genre de scène comme un album de famille ? Est-ce que ça a marqué votre rapport au cinéma, avec cette idée qu’il est un prolongement de la vie ?

Oui, il y a un truc comme ça. Il y a mon grand-père Maurice aussi dans ce film. Ce qui est rigolo, c’est la confusion, les faux souvenirs que ça me crée. Moi, je m’en souviens comme d’une vraie scène de vie avec ma mère. J’avais dû oublier qu’il y avait une caméra sur le moment, parce que mon rapport avec elle était plus important que tourner un film.

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Brigitte Sy, Philippe Garrel et le petit Louis Garrel en tricycle dans Les Baisers de secours (1989) de Philippe Garrel © D. R.

L’Innocent de Louis Garrel, Ad Vitam (1 h 39), sortie le 12 octobre

Photographie : Marie Rouge pour TROISCOULEURS