Cette interview a été initialement publiée en 2022.
Après avoir joué longtemps les seconds couteaux au cinéma, Léa Drucker a enfin droit à des rôles de premier plan qui révèlent toute l’étendue de son talent. Dans Le Monde d’hier de Diastème, elle impressionne par la force et la sobriété avec lesquelles elle incarne une présidente de la République qui doit décider si elle se représente aux élections face à la montée de l’extrême droite.
« Vous ne prenez rien ? » nous demande-t-elle après avoir passé sa commande. « Et vous, vous en pensez quoi ? » relance-t-elle régulièrement, après avoir répondu à nos questions. Quand on l’a rencontrée dans un bar-restaurant du IXe arrondissement parisien, Léa Drucker nous a tout de suite renvoyé une image de simplicité. Tellement qu’on n’a pas l’impression de l’interviewer, plutôt de papoter avec une amie de longue date. Rien à voir avec Elisabeth de Raincy, personnage corseté par sa fonction de présidente de la République, qu’elle incarne avec brio dans Le Monde d’hier de Diastème. Dans cette politique-fiction qui saisit bien les dangers qui nous menacent, l’actrice de 50 ans impose son autorité avec un grand naturel. Mais, par on ne sait quel mystère, il aura fallu plusieurs années avant qu’on laisse la lumineuse blonde irradier dans des rôles principaux au cinéma.
VERS LA LUMIÈRE
La première fois qu’on a été sidéré par l’actrice, c’était à la sortie de Jusqu’à la garde de Xavier Legrand en 2018, dans lequel elle incarne Miriam, une mère qui quitte son mari violent (Denis Ménochet) et demande la garde exclusive de son fils. Une prestation pour laquelle elle avait remporté l’année suivante le César de la meilleure actrice. Dans ce film, elle n’explose réellement que dans la dernière partie – notamment dans son final nerveux et asphyxiant. Ce crescendo reflète bien la dynamique de sa carrière cinématographique, commencée par des projets qui n’ont pas forcément rencontré de francs succès.
« Jusqu’à la garde » de Xavier Legrand : mon fils, ma bataille
Quand on évoque avec elle cette question, elle répond avec philosophie : « C’est exceptionnel quand ça marche très vite et très fort. Un parcours de comédien peut être très laborieux au début. […] Le temps a été de mon côté. Si j’avais été dans l’impatience, ça n’aurait pas marché. Je ne peux pas me plaindre. J’ai joué des gens étonnants, qui me plaisent beaucoup. J’ai eu la chance de tourner avec Agnès Jaoui, Jean-Pierre Bacri [le tandem avait signé en 2018 la comédie désabusée Place publique, qui tirait à boulets rouges sur le milieu de la télé et dans laquelle l’actrice incarnait Nathalie, productrice et belle-sœur d’un animateur incarné par Bacri, ndlr]… Quand j’y pense, j’ai l’impression d’être arrivée dans des endroits enchantés, là où je voulais être au départ. » Après la consécration de Jusqu’à la garde, Léa Drucker commence à prendre la lumière. Si cette reconnaissance est arrivée tardivement, celle qui est aussi la nièce de l’indétrônable animateur-star de France 2 Michel Drucker a grandi avec la passion, non pas du showbiz, mais du spectacle.
BOULE À FACETTES
Quand elle est arrivée à Paris à l’âge de 15 ans – après être née à Caen en 1972 et avoir vécu quelques années à Tours –, elle assistait parfois à la fabrique des émissions de ce dernier. « Mes parents et moi, on n’était pas du tout mêlés à ça. Mon père était médecin, il faisait de la recherche. Mais j’allais parfois voir les répétitions de mon oncle avec les artistes qu’il invitait. Comme ce n’était pas régulier, ça ne s’est jamais banalisé, ça a toujours gardé sa magie. » C’est justement son père qui l’a éveillée toute petite au cinéma. « Très tôt, il m’emmenait voir les films qu’il aimait : des Alfred Hitchcock, des Fritz Lang, des Jean Renoir… C’était pointu. Je ne comprenais pas tout, mais ça m’est resté. C’était un apprentissage très précoce. »
La machine à fantasmes s’est aussi alimentée en feuilletant des bouquins illustrés de photos montrant les grandes stars du cinéma américain : « Jeune, j’avais une image de l’actrice hyper stylisée, à laquelle je ne m’identifiais pas du tout, mais qui me faisait rêver. Je repense à un livre d’images où on voyait Jean Harlow. C’étaient souvent des filles blond platine, avec des ondulations aux cheveux, des robes argentées. Une image glamour presque irréelle. »
Mais le vrai déclic s’est produit avec Du rififi chez les mômes d’Alan Parker. « Là, tout d’un coup, c’était un film avec des enfants, dont une fille jouée par Jodie Foster. Il y avait plein de choses qui se rencontraient : le plaisir du cinéma, la musique, et mon goût du spectacle qui m’était venu avec le patinage. Parce que, petite, j’étais mordue de patinage artistique. Jusqu’à mes 13 ans, je voulais en faire mon métier, je pouvais me lever à 6 heures du matin pour aller faire de la glace », se remémore-t-elle. « C’est ce que j’ai retrouvé avec le cinéma. » Après s’être formée à l’École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre, l’actrice n’a pas commencé sa carrière sur le grand écran, mais sur les planches, alternant pièces classiques et contemporaines.
Au cinéma, ses premiers pas (et les suivants) se font dans des comédies qui n’ont pas forcément réussi à passer à la postérité : La Thune de Philippe Galland en 1991, Peut-être de Cédric Klapisch en 1999, ou encore Akoibon d’Édouard Baer en 2005. Le succès n’étant pas toujours au rendez-vous, l’actrice ne nous cache pas qu’elle a eu des périodes de creux : « Les dix premières années, je me suis demandé si j’allais y arriver. Évidemment, les échecs, ça me mettait par terre parfois, mais pas au point de ne pas repartir, de ne pas me retrousser les manches. » Sans jamais foncer tête baissée vers le succès, et en ne rechignant pas devant des projets modestes ou légers, l’actrice a gardé de son enfance sportive un grand sens de l’endurance.
COURSE DE FOND
« C’est vrai que je peux travailler longtemps, beaucoup. Je suis robuste. Il faut vraiment que j’arrive à un point extrême pour craquer ou râler », nous confie-t-elle. Ce qui nous étonne, quand on la voit à l’écran, c’est sa manière d’encaisser des rôles particulièrement lourds ou de s’imposer en douceur dans des personnages a priori très effacés – en résumé, sa façon toujours fine de prendre de l’épaisseur. Un exemple récent : la seule et unique séquence de Chère Léa de Jérôme Bonnell où elle apparaît dans le champ, et pourtant l’une des plus bouleversantes du film. Elle y joue l’ex-femme de Jonas (Grégory Montel), amoureux indécis, fragile, qui finit par se réfugier auprès d’elle, dans un café près de gare de l’Est. Avec son trench-coat, son regard franc et ses paroles pesées, elle oppose à cette fragilité masculine une sorte de force tranquille, indéboulonnable.
« Chère Léa » : lettre capitale
Dans Incroyable mais vrai (dernier trip absurde de Quentin Dupieux, qu’on a découvert à la Berlinale cette année et dont la sortie est prévue en juin), elle incarne une femme qui emménage avec son mari (Alain Chabat) dans un pavillon qui abrite un conduit magique. Très vite, elle se retrouve happée par ce mystérieux trou qui la mène dans une quête frénétique de la jeunesse, ce qui se traduit jusque dans son look d’ado et ses réactions juvéniles – un humour qui pourrait être lourd, mais qu’elle déploie avec une grande subtilité. Et elle, en tant qu’actrice, pense-t-elle qu’elle pourrait tomber dans le piège de l’âgisme ? « Il ne faut pas s’embourber dans l’image. Personnellement, je n’ai pas l’impression de perdre quelque chose avec les années qui passent. » On ne peut qu’acquiescer.
Le Monde d’hier de Diastème, Pyramide (1 h 29), sortie le 30 mars
Portrait (c) Arno Lam/Charlette Studio
Images (c) Pyramide Films
Vu à la Berlinale : « Incroyable mais vrai » de Quentin Dupieux