« La Bête » de Bertrand Bonello, un jeu d’abstraction fascinant

Tandis qu’il sondait les réalités virtuelles de la jeunesse post-Covid avec « Coma », Bertrand Bonello prolonge le voyage dans un film lynchien en diable, qui met en scène une Léa Seydoux sur la brèche entre trois mondes et trois époques.


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Difficile de résumer La Bête une fois les lumières rallumées, tant le film provoque au choix excitation ou perplexité. Il faut le digérer, prendre la mesure d’un projet presque trop ambitieux pour être vrai ; à savoir adapter La Bête dans la jungle d’Henry James, entre 1910, 2014 et 2044, dans un récit de science-fiction qui convoque toute la grammaire du cinéma. Au milieu : Léa Seydoux alias Gabrielle. Vecteur sensuel entre ces trois époques, poupée de cire – littéralement – prisonnière de ses vies antérieures, elle y replonge pour mieux s’en défaire depuis le Paris de 2044 ; un Paris où l’intelligence artificielle s’est substituée aux trop dangereuses émotions humaines.

Dense, bizarroïde, hermétique, La Bête ne se laisse pas facilement apprivoiser. C’est que Bonello y assume un postmodernisme jusqu’au bout des ongles, distanciation de rigueur. Au point d’ouvrir le film sur un fond vert intégral, quand la voix du cinéaste dicte à Léa Seydoux ce qu’elle est censée voir – ou plutôt imaginer – pour la scène. On pense à la vénéneuse abstraction d’Under the Skin (2014), également dévoué au corps et au visage d’une actrice. À l’instar de Jonathan Glazer, Bonello nous parle aussi de cinéma. En l’occurrence c’est par lui que Gabrielle retraverse les époques, par lui qu’elle ressent à nouveau – le plaisir, la fièvre et puis la peur. Celle qui hantait jusqu’à ses ancêtres et dont il faudrait se débarrasser, tandis que le monde autour est plus atone qu’un hall de banque – cette peur-là est visiblement celle du cinéaste.

Dompter sa peur jusqu’au bout de la nuit, c’est ce que proposait David Lynch avec Inland Empire (2006), où présences chamaniques et vies antérieures n’étaient pas si loin. Modernité oblige, le simple fait de « ressentir » en passe par bien des détours ; sans doute est-ce le prix à payer pour une génération tout à la fois saturée de flux et asséchée de l’intérieur. Les larmes de Gabrielle n’en sont alors que plus intenses, quand bien même – et c’est la beauté du film – Bonello lui murmure au creux de l’oreille : « Tout ira bien. »

La Bête de Bertrand Bonello, Ad Vitam, sortie le 24 février