Julien Rejl : « Je me reconnais dans cette volonté de rompre avec un discours dominant »

Fraîchement nommé à la tête de la Quinzaine des cinéastes, l’une des sections parallèles du Festival de Cannes, il a fait ses griffes pendant plus de dix ans dans la société de production et maison d’édition Capricci, où il a accompagné Hong Sang-soo, Albert Serra ou Jean-Charles Hue. Ce sens du défrichage éclaire les vingt longs métrages qu’il a choisi de montrer cette année. Rencontre.


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Il paraît que vous et votre comité avez visionné près de quatre mille films. Pas trop fatigués par ces sessions intensives ?

Si, bien sûr. C’est un marathon passionnant, mais épuisant.

Dans les thèmes et les points de vue choisis, les genres abordés, qu’est-ce qui ressort de saillant ?

On a été très surpris de voir que plusieurs films embrassent la religion. Surtout, c’était assez étonnant de voir des hommes parler d’une virilité qui ne va plus de soi. Le Pakistanais Zarrar Kahn donne dans In Flames l’image d’une société patriarcale pourrie. Agra de l’Indien Kanu Behl montre les effets sur un homme d’une forme de figure surmoïque qui l’encombre dans sa vie sexuelle, sous forme de phénomènes hallucinatoires.

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La Quinzaine a été créée dans la foulée de Mai 68, dans un élan progressiste, encouragé par une partie de la Nouvelle Vague. Cette édition 2023, qui prend place dans un contexte social explosif, va-t-elle préserver cet ADN ?

La Quinzaine appartient à la SRF [la Société des réalisateurs de films, créée en 1968, ndlr], une association politique de cinéastes qui milite pour différents combats, notamment au sein de l’industrie cinématographique. Elle a été créée en 1969, et Pierre-Henri Deleau en a été le premier délégué général pendant une trentaine d’années. Il était politique dans sa manière de sélectionner. Il y a eu une ouverture, non seulement à des territoires jusque-là peu représentés, mais surtout dans la façon de prospecter. Je me reconnais totalement dans cette volonté de rompre avec un discours dominant, de privilégier ce qui passe par la mise en scène, ce qui explose les codes. En choisissant six premiers longs, quatre deuxièmes longs – donc plus de la moitié de la sélection –, on fait entrer un cinéma qui jusque-là était passé sous les radars.

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In Flammes de Zarrar Kahn (c) The Jokers Films

On retrouve tout de même Hong Sang-soo, Manoel de Oliveira, Michel Gondry… Qu’est-ce qui vous a poussé à sélectionner leurs films et au contraire à écarter d’autres habitués ?

Je m’inscris dans un contexte : un festival qui a un certain nombre d’années, et qui privilégie le casting de films qui ont besoin d’un écho. Mais parmi les cinéastes confirmés, je me suis positionné sur les films que je trouvais réussis. Ceux que j’aimais moins, je ne voulais pas les mettre en valeur de manière démesurée. J’ai pris des films auxquels je croyais. On a Hong Sang-soo [qui présente en clôture In Our Day, ndlr], qui fait du cinéma dans son coin avec trois francs six sous, et qui pourtant arrive à sortir quelque chose de poétique. Il y a Michel Gondry, qui dans Le Livre des solutions pose la question de trouver sa place dans le monde contemporain. Ce sont des gestes libres, audacieux, qui n’ont en plus pas la prétention de vouloir faire « grand-œuvre ».

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La Quinzaine des réalisateurs devient cette année la Quinzaine des cinéastes. Qu’est-ce qui a motivé ce changement de nom ?

C’est la SRF qui a pris cette décision quand je suis arrivé, mais ça correspondait au projet que j’avais. Cette idée est je pense venue d’un désir d’inclusivité, ce qui rejoint ma politique d’absence de quotas : je considère tout cinéaste comme un individu avec son langage propre. Les quotas, c’est une façon très américaine de voir les choses. Ça veut dire qu’on ne considère pas les œuvres pour ce qu’elles sont.

Mais on ne peut pas ignorer que, toutes sélections cannoises confondues, il y a une grande majorité d’hommes derrière la caméra. Comment expliquez-vous ce blocage ?

Cette année, à la Quinzaine, nous comptons cinq longs métrages réalisés par des femmes, contre quatorze réalisés par des hommes et un coréalisé par une femme et un homme. La proportion de femmes est un peu plus élevée pour les courts, avec quatre films réalisés par une femme, contre six par des hommes. On peut donc s’attendre à ce que la courbe s’inverse. Car si ça commence à bouger dans le court métrage, ça veut dire qu’il est possible qu’à l’avenir ça augmente aussi dans le long métrage. Maintenant, sur ce blocage, en discutant avec des membres de mon comité de sélection qui sont très impliqués sur cette question de parité, on s’est dit que les cinéastes femmes se disent peut-être qu’elles ont moins de chance. C’est une hypothèse parmi d’autres. Et, si c’est ça, j’espère que nos choix – dont celui de présenter plusieurs premiers films réalisés par des femmes [The Feeling That the Time for Doing Something Has Passed de l’Américaine Joanna Arnow, Blackbird Blackbird Blackberry de la Géorgienne Elene Naveriani ou Mambar Pierrette de la Belgo-Camerounaise Rosine Mbakam, ndlr] –, mais aussi les sujets que les films abordent, enverront un signal fort pour que plus personne ne s’autocensure.

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Mambar Pierrette de Rosine Mbakam (c) D. R

Votre comité joue le jeu de la parité. Il y a même un peu plus de femmes que d’hommes, quatre contre trois.

Pour le coup, la question de la parité était ici un véritable enjeu, parce que si je considère qu’il ne faut pas de quotas dans les films sélectionnés, je pense en revanche que c’est la multiplicité des regards dans un comité qui crée une diversité dans la sélection. Il me semblait important d’équilibrer. J’ai aussi fait en sorte qu’il y ait des métiers différents représentés : d’anciens programmateurs de festivals, des critiques, des gens qui travaillent en salles… Le fait de voir les films à un endroit différent de la chaîne a suscité des discussions pas forcément faciles, mais c’est ce que je recherchais.

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Vous avez changé les règles d’éligibilité. Comment, concrètement ?

L’idée, c’est de dire qu’un long métrage – surtout français – est éligible à condition qu’il s’inscrive dans la chronologie des médias [une règle qui autorise la diffusion des films après leur exploitation dans les salles, ndlr]. Ce qu’on défend avant tout, c’est le film en salles. On demande que même les films sans distributeur recherchent un partenaire à l’issue du Festival. Évidemment, je ne vais pas contrôler, mais j’ai envie d’envoyer le signal que la Quinzaine n’est pas juste une vitrine. L’idée, c’est qu’on donne la possibilité de rencontrer des professionnels pour que les films puissent ensuite être montrés en salles.

Vous êtes sorti diplômé du département « exploitation » de La Fémis en 2009, puis vous avez été chargé de la distribution et de l’acquisition chez Capricci. Être Délégué général de la Quinzaine vous permet-il de défendre la salle ?

Bien sûr. Je suis un enfant de la salle. Je n’écarte pas d’autres possibilités de découvrir un film, mais il y a un vrai enjeu à ce que la question de la découverte collective des films et du débat soit maintenue. Et puis, avec la crise récente, l’exploitation a beaucoup souffert. Il y a eu un recul de la fréquentation, en même temps qu’une polarisation sur certains titres. Ça pose un défi : celui de redonner à la Quinzaine un vrai label. 

On sait peu de choses sur vous. Où et dans quel milieu avez-vous grandi ?

Je suis né au début des années 1980, dans une banlieue pavillonnaire du nord de la France, entre Hénin-­Beaumont et Douai. Je viens d’un milieu ouvrier très populaire, dans une famille pas vraiment cinéphile, si ce n’est mon père qui regardait des westerns, notamment ceux de John Ford. Là où on vivait, il n’y avait quasiment pas de cinéma art et essai. Les multiplexes sont arrivés à la fin des années 1990, et il y avait un vidéo-club près de chez moi. J’ai découvert grâce à ça le cinéma de genre américain des années 1980-1990. Et j’ai lu très tôt de la critique. Mais, quand je suis arrivé à Paris en 2002 après une prépa, je suis parti faire, pour des raisons sans doute liées à ma condition sociale d’origine, une grande école de commerce, ce qui était pour moi l’enfer. En parallèle, j’ai fait des études de philo, et j’ai découvert la psychanalyse. J’ai commencé à travailler dans d’autres secteurs, parce que je n’avais pas un rond. J’ai appris l’existence d’un concours à La Fémis pour être distributeur-­exploitant, alors que je n’avais jamais eu la velléité de devenir l’un ou l’autre. Je l’ai eu, et à partir de là j’ai saisi les opportunités qui se sont présentées.

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En dehors de la Quinzaine, vous supervisez un projet d’intégrale des films de Chantal Akerman, dont le chef-d’œuvre Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles a été élu meilleur film de tous les temps par la revue Sight and Sound. En quoi est-elle une cinéaste emblématique de la Quinzaine ?

Jeanne Dielman… a été découvert à la Quinzaine, tout comme Golden Eighties [comédie musicale d’Akerman, sortie en 1986, ndlr] et d’autres. Chantal Akerman est pour moi une cinéaste fondamentalement « Quinzaine » parce que c’est l’une des plus grandes cinéastes du cinéma moderne tel que l’ont articulé en premier chef Jean-Luc Godard et Jean-Marie Straub.

Quels sont les grands chantiers qui s’annoncent pour la Quinzaine ces prochaines années ?

Il y a le défi du nombre de films qui nous arrivent. Il va falloir trouver des solutions. Et ma grande ambition, c’est de présenter dans le monde entier ma sélection. Montrer que la Quinzaine est une famille de cinéastes cinéphiles où chacun peut présenter des œuvres singulières, en dehors de toute considération liée au marché.

Un mot pour qualifier cette édition 2023 ?

Ce que j’aimerais, c’est qu’on arrête de dire que c’est une sélection radicale. Pour moi, ce sont des films généreux, libres, poétiques.

Photographie : Julien Liénard pour TROISCOULEURS