Cet entretien a été initialement publié en 2021.
La France est longtemps passée à côté d’une grande cinéaste britannique. L’œuvre de Joanna Hogg, 61 ans, nous parvient enfin : ses cinq longs métrages sortent pour la première fois chez nous en 2022, avec en tête les délicats The Souvenir et The Souvenir Part. II – dont Martin Scorsese, un fan, est producteur exécutif. Hogg y raconte sa jeunesse posh dans les années 1980 et la relation toxique qui a pesé sur son apprentissage en école de cinéma. Avec une profondeur désarmante, celle qui a réalisé son premier long, Unrelated (2007), à 47 ans, y évoque justement la difficulté de se lancer, de trouver et libérer sa forme.
Juste avant sa mort par overdose d’héroïne à la fin des années 1980, son compagnon de l’époque, dont elle préfère taire le nom, lui a offert une carte postale représentant Le Souvenir (1776-1778), un tableau rococo de Jean-Honoré Fragonard. Au tout début de leur relation, en 1981, il l’avait emmenée voir la toile à la Wallace Collection, à Londres. « Pour moi, c’était juste une très belle peinture. Je me demande encore quel est le sens de ce cadeau », se demande à voix basse Joanna Hogg, pudique, alors qu’on la rencontre en juillet dernier sur une terrasse de Cannes.
The Souvenir Part I (2019) (c) Condor Distribution
Dans ses deux derniers films, le diptyque The Souvenir, qui venaient alors d’être projetés à la Quinzaine des réalisateurs, elle recrée à l’écran cette scène de la carte. Le tableau aux teintes douces représente une jeune fille habillée d’une robe de satin rose, qui a laissé la lettre d’un amant à ses pieds. Sur l’écorce d’un arbre, elle grave une initiale qui ressemble à un F selon les commentateurs du catalogue d’expo de 1792, mais que la plupart des yeux distinguent comme un S. F pour « Fragonard » ou « fidélité », S pour « souvenir » ou « secret » ? À l’image du mystère posé par cette inscription aux lignes mouvantes, Joanna Hogg, pendant longtemps inhibée, s’est beaucoup interrogée sur les contours ondoyants de sa signature, sur l’histoire qu’elle porte, et à quel point elle a pu lui échapper.
LONDON CALLING
Ce tâtonnement – où et comment jeter ses forces d’artiste ? – est reflété de manière autofictionnelle dans les deux. La réservée Julie, alter ego de Hogg plus jeune (jouée par sa filleule, et fille de Tilda Swinton, Honor Swinton Byrne), est bousculée par ses professeurs et son nouveau compagnon, Anthony (Tom Burke) – plus vieux, sûr de lui, un air caustique. Julie pense au début à réaliser un film de fiction sur la précarité dans la ville portuaire de Sunderland, dans le nord-est de l’Angleterre. Anthony et ses profs lui renvoient alors son statut social privilégié, interrogent sa légitimité à s’emparer de ce sujet… Joanna Hogg a, comme Julie, grandi dans l’upper class, dans le Kent, au sud-est de Londres, née de l’union d’un père vice-PDG d’une compagnie d’assurances et d’une mère au foyer.
Âgée d’une dizaine d’années, elle est envoyée à West Heath, un pensionnat de filles très huppé du Kent – la future princesse de Galles Diana Spencer est dans la classe juste en dessous d’elle, et , qui va devenir sa grande amie, est sa camarade de classe. Mais l’ado ne se sent pas vraiment épanouie dans l’atmosphère poussiéreuse et corsetée de l’institution. Une fois diplômée, après un an à Florence, où elle se forme de manière autodidacte à la photo, elle emménage dans une coloc dans le quartier de Knightsbridge, à Londres – cet appartement est reconstitué de manière quasi identique, avec ses propres affaires, pour les tournages consécutifs de The Souvenir.
C’est à cette époque-là qu’elle intensifie sa pratique de la photo à travers un job d’assistante. Le photographe qui la forme lui laisse son studio pour développer ses propres travaux, des essais sur des danseurs et des amis artistes, mais aussi des photos de fêtes. « Je n’étais pas du tout un animal social, j’étais souvent en retrait, mais j’observais », se décrit-elle. Dans un article sur Hogg dans The New Yorker, Tilda Swinton se rappelle : « Je crois vraiment que si Joanna faisait tant de photos, c’est qu’inconsciemment elle savait qu’elle en ferait une œuvre d’art un jour. »
« Je n’étais pas du tout un animal social, j’étais souvent en retrait, mais j’observais »
Un jour, dans un café, elle croise le réalisateur Derek Jarman, célèbre pour ses relectures queer et engagées de l’histoire (Sebastiane, 1977 ; Edward II, 1992…). Comme Joanna Hogg et pas mal d’autres cinéastes britanniques importants (Bill Douglas, Laura Mulvey, Isaac Julien), lui aussi a d’ailleurs longtemps vu son œuvre trop ignorée en France – on peut sans doute voir dans ce phénomène une lointaine conséquence des sorties injustes de François Truffaut dans les Cahiers du cinéma puis dans son ouvrage Hitchcock Truffaut (1966) : « On peut se demander s’il n’y a pas incompatibilité entre le mot “cinéma” et le mot “Angleterre” ? » Joanna Hogg raconte sa rencontre avec Jarman : « Je devais avoir 19 ans, je commençais à m’intéresser au cinéma et j’étais une admiratrice, particulièrement de ses films en Super 8. J’étais très timide, mais j’ai quand même décidé d’aller lui demander si je pouvais travailler sur un de ses tournages. Il a été très généreux : il m’a invitée dans son studio, il a regardé mon portfolio… »
L’EMPRISE
Après lui avoir emprunté une caméra, en 1981, elle s’inscrit à la National Film and Television School dont elle dépeint bien l’émulation dans The Souvenir – les conversations d’étudiants tournent autour des cinéastes en vogue à l’époque, Leos Carax, Jean-Jacques Beineix… C’est à ce moment, déterminant pour le reste de sa vie, qu’elle rencontre celui qui a inspiré Anthony. « Ça m’a pris tellement d’années pour prendre confiance, pour me dire que j’allais pouvoir raconter l’histoire de cet homme que j’essaye encore de comprendre », nous raconte Joanna Hogg.
Dans The Souvenir, la cinéaste fait le portrait d’un garçon opaque qui s’invente une vie, tiré à quatre épingles, fréquentant des restaurants très luxueux, même si Julie comprend qu’il vient plutôt de la classe moyenne. Il se présente très lettré, intransigeant dans ses goûts culturels. Il dit qu’il travaille dans un ministère, un sujet sur lequel il sera toujours vague. De plus en plus absent, Julie le trouve incohérent, confus, apathique. Elle découvre qu’il consomme de l’héroïne, qu’il y est gravement dépendant. À tel point qu’il simule un cambriolage pour lui voler de l’argent et acheter sa dose.
The Souvenir Part II (c) Condor Distribution
Dans une séquence, Joanna Hogg montre bien comment cet homme parvenait à lui retourner le cerveau : après une longue dispute à propos de ce vol, c’est Julie qui lui présente des excuses. Anthony prend alors toute la place ; elle sèche les cours, se dissout. Il lui prononce cette phrase sentencieuse : « Tu es perdue et tu seras toujours perdue. » À propos de cette relation, Joanna Hogg affirme : « Plus jamais je ne ferai confiance à une telle personne. Je fais attention à bien choisir avec qui je passe du temps. Je ne dirais pas que je suis devenue suspicieuse, mais, oui, je suis beaucoup plus consciente de certaines dynamiques entre les gens. » Bien sûr, cette relation destructrice a pesé sur son parcours.
Cela dit, Joanna Hogg est tout de même parvenue à boucler son film de fin d’études, Caprice (1986), qui n’a plus rien à voir avec son projet sur Sunderland. Dans un univers très stylisé, Tilda Swinton voyage dans les pages glacées d’un magazine de mode. Malgré sa maîtrise, on sent que la cinéaste se cherche encore, son esthétique semble calquée sur les clips pop acidulés de l’époque et les musicals hollywoodiens qu’elle adore. « C’est une période durant laquelle j’ai perdu en assurance. À partir du moment où j’ai tourné ce film, je suis allée dans une nouvelle direction, beaucoup moins personnelle. »
Caprice (1986)
Les deux décennies qui suivent, Hogg les passe en tant que réalisatrice de soaps pour la télé, London’s Burning, Casualty, EastEnders, un détour dans lequel elle trouve le moyen d’expérimenter, d’apprendre aussi à s’imposer en tant que réalisatrice dans un milieu dominé par les hommes. Jusqu’à ce qu’un évènement la place dans une forme d’urgence, la mort soudaine de son père, en 2003. Elle se dit qu’il est temps pour elle qui a toujours été si secrète d’exprimer enfin ses sentiments.
Suivront trois films dans lesquels elle le fera de manière aussi feutrée que sublime. Unrelated (2007), sur une femme de son âge qui, en vacances en Toscane, se rapproche du fils de sa meilleure amie – avec pudeur, Hogg y projette notamment ses interrogations autour du fait de ne pas avoir eu d’enfant. Archipelago (2010), sur une famille qui se désagrège sur l’île de Tresco, accompagnée d’un peintre par lequel la cinéaste exprime son aspiration à l’intensité dans l’art. Et Exhibition (2013), sur un couple d’artistes contemporains – qui ressemble à celui qu’elle forme avec le plasticien Nick Turvey – qui cherche à se relancer en déménageant.
LE FILM DE FIN D’ÉTUDES
Dans ces films introspectifs, Hogg imprime un style très identifiable : tournages isolés, semi-improvisation, Tom Hiddleston au casting, caméra fixe, plans d’ensemble, personnages d’observateurs, disputes filmées hors champ, scènes de repas confinant au malaise, étrangeté du quotidien… Une signature très définie, qu’elle a appris à affiner mais dont, finalement, elle apprend aussi à se libérer avec son dyptique, qui compte plus de caméra portée, de gros plans, et qui est plus directement intime – elle a écrit et mis en scène à partir de ses photos, ses lettres, et même de ses séances de psy qui ont été enregistrées.
Alors qu’elle est en post-production de The Eternal Daughter, son prochain long très attendu, toujours avec Tilda Swinton (et Martin Scorsese en producteur exécutif), et qu’elle décrit comme un autre film de fantômes, Joanna Hogg conclut avec The Souvenir : « Dans un sens, je viens enfin de réaliser le film de fin d’études que j’aurais voulu faire à l’époque. » Ce qu’il y a alors de bouleversant, dans ces deux films, c’est ce sentiment qu’ils donnent d’une réappropriation.
The Eternal Daughter de Joanna Hogg, Condor (1h36), sortie le 22 mars
Rétrospective Joanna Hogg, du 16 au 20 mars au Centre Pompidou, le 29 mars en salles
Joanna Hogg. Regard intime sur l’imaginaire, sous la direction de Franck Garbarz (Condor | Carlotta, 208p., 29,90 €)
Image © BAFTA – Ellis Parrinder