La notion de famille est centrale dans votre cinéma. Il me semble que votre mère était très cinéphile et que c’était avec elle que vous avez commencé à regarder des films ?
Je pense que la cinéphilie est une notion assez propre à la France, en tout cas ce n’est pas un concept qui existe vraiment au Japon. Mais c’est vrai que ma mère aimait le cinéma, en particulier les cinémas américain et français, qui ont vraiment bercé sa jeunesse, à l’époque de l’avant-Seconde Guerre mondiale. Je crois que cette période a représenté pour elle une espèce d’âge d’or où elle se sentait assez libre et indépendante. Après la guerre, elle s’est mariée, et une fois mariée elle n’a plus du tout eu l’occasion d’aller au cinéma. Les seuls films qu’elle voyait étaient des films doublés, à la télévision japonaise. Ce sont des films que nous avons regardés ensemble. Souvent, elle faisait des commentaires en me disant qu’elle se souvenait d’avoir déjà vu ce film dans tel ou tel cinéma. Moi, j’avais envie de regarder le film, donc j’aurais préféré qu’elle se taise ! Mon enfance a été bercée par cet amour de ma mère pour les films.
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En tant que père, cherchez-vous à nouer ce lien autour du cinéma avec votre fille ?
À l’origine, nous sommes plutôt une famille ordinaire à ce niveau-là. Ça m’est arrivé d’aller au cinéma avec ma fille, mais pas plus que la moyenne des familles japonaises. Puis le Covid est arrivé. Ma fille n’allait plus à l’école. De mon côté, j’ai eu un certain nombre de projets qui ont dû être reportés ou annulés. Nous nous sommes retrouvés ensemble à la maison et nous avons instauré, assez rapidement, une règle : regarder un film par jour tous les deux. Sur six mois, nous avons dû voir à peu près cent quatre-vingts films. Ce n’était pas forcément une programmation très pointue, c’était plutôt des films avec lesquels j’avais un rapport affectif et que j’avais envie de lui montrer, des films que j’avais vus quand j’étais à l’école primaire ou au collège, des classiques comme La Planète des singes [de Franklin J. Schaffner, sorti en 1968, ndlr]. Cette période particulière a été l’occasion pour nous de voir des films ensemble, chose qu’on ne faisait pas énormément avant.
Votre carrière a débuté à la télévision pour laquelle vous avez notamment réalisé plusieurs documentaires. Quels enseignements gardez-vous de cette période ?
Quand j’ai commencé à la télévision, et dans le documentaire en particulier, deux figures ont été des références importantes pour moi : deux documentaristes, qui ont travaillé dans les années 1960-1970, et qui m’ont permis d’entrevoir le potentiel du documentaire, et celui du cinéma. Le premier, c’est Shinsuke Ogawa. Il a longtemps travaillé sur le mouvement contestataire lié à la construction de l’aéroport de Tokyo-Narita [de 1966 à 1985, des paysans japonais de la région de Sanrizuka, soutenus par des étudiants de gauche, luttèrent contre la construction de l’aéroport de Narita, situé à une soixantaine de kilomètres de Tokyo, ndlr], et il a finalement décidé d’aller s’installer à la campagne. Il a ensuite mené une activité d’agriculteur tout en réalisant des documentaires [notamment une trilogie consacrée à Magino, village de paysans situé dans le nord du Japon, ndlr]. Le second, c’est Noriaki Tsuchimoto, qui a travaillé essentiellement sur la maladie de Minamata [un syndrome lié aux effets neurotoxiques du méthylmercure sur le développement pré et postnatal à la suite de la consommation par des femmes enceintes de poissons contaminés par une pollution accidentelle, ndlr].
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J’ai lu qu’avant de faire du cinéma vous aviez voulu être romancier. Qu’est-ce qui vous a fait renoncer à la littérature ?
Ce n’était pas un objectif aussi formalisé que ça, mais disons que je trouvais que gagner sa vie en écrivant, c’était quand même un peu la classe. Je trouvais cette idée formidable. À l’université, j’ai donc choisi la littérature. C’était supposé être un département où l’on apprenait à écrire, mais assez vite je me suis rendu compte que ce n’était pas le cas. Je me suis alors désintéressé de la fac. À cette époque, j’ai commencé à aller au cinéma ; il y en avait beaucoup dans le quartier des universités [il a étudié à l’université Waseda, à Tokyo, ndlr]. Ça m’est arrivé peu de fois dans ma vie, mais à ce moment-là j’ai eu comme une révélation : c’était le cinéma qui m’intéressait. En même temps, à l’époque, j’étais quelqu’un d’assez introverti, et, quand j’imaginais le métier de réalisateur, je n’avais qu’une image en tête : celle d’Akira Kurosawa [cinéaste culte japonais né en 1910 et décédé en 1998, qui a notamment réalisé Les Sept Samouraïs (1955), Vivre (1966), Barberousse (1978) ou encore Ran (1985), ndlr]. Or, dans le peu de documentaires que j’avais vus sur lui, on le voyait assis sur un siège d’arbitre avec un mégaphone en train de hurler sur son équipe. Je me disais que je n’étais vraiment pas fait pour ce métier, mais que peut-être que le métier de scénariste était plus à ma portée, qu’il pouvait être ma porte d’entrée dans le cinéma. J’ai donc commencé à prendre des cours d’écriture de scénario – c’est à peu près à ça que j’ai consacré mes cinq années à l’université, et c’est comme ça que ma vocation est née.
En tant que lecteur, quels livres ont particulièrement compté dans votre parcours ?
Je crois que je suis un lecteur assez ordinaire. Je lis beaucoup plus de littérature japonaise que de littérature étrangère, même si le classique L’Ornière de Hermann Hesse, par exemple, m’a beaucoup plu. En littérature japonaise, j’ai vraiment commencé par du classique, avec des auteurs comme Natsume Sōseki, Ryūnosuke Akutagawa, Osamu Dazai, Naoya Shiga, Seichō Matsumoto. Plus tard, cela m’a mené vers une littérature plus contemporaine, avec des auteurs et autrices qui ont une sensibilité dont je me sens proche et dont j’aime beaucoup le style : Banana Yoshimoto, Haruki Murakami, Yōko Ogawa, Hiromi Kawakami. Mon premier film de fiction, Maborosi [sorti en 1999 en France, ndlr] est une adaptation d’un livre d’un auteur que je lisais beaucoup quand j’étais étudiant, Teru Miyamoto. Il a aussi écrit La Rivière aux lucioles et Le Fleuve de boue. Quand j’ai lu ses œuvres, je me suis dit : je ne serai jamais capable d’écrire comme ça.
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Vous enseignez aujourd’hui dans l’université où vous avez étudié, à Tokyo. À quel point ce lien avec la jeune génération compte-t-il pour vous ?
Oui, je dispense deux cours différents. Le premier est un cours assez théorique pour lequel j’ai sélectionné une dizaine de documentaristes qui travaillaient justement à la télévision japonaise dans les années 1960-1970. L’intérêt du cours, c’est d’essayer de transmettre le fait que la télévision est aussi un média intéressant, d’y voir la contribution de ces documentaristes, leur héritage. Le second est plus pratique. Quand j’étais à l’université, peu de réalisateurs en activité venaient donner des cours de pratique. Je fais donc un cours qui ressemble à ce que j’aurais aimé avoir quand j’étais étudiant et dont l’objectif est d’apprendre à fabriquer ensemble. C’est une chose qui m’intéresse beaucoup, mais ça fait dix ans que je donne ces cours et j’avoue que je commence à fatiguer. Je vais peut-être laisser ma place à la génération suivante.
À Cannes, comment avez-vous accueilli la Queer Palm ?
Évidemment, j’ai été extrêmement heureux, touché de recevoir ce prix. Avant de l’accepter, j’ai tenu à contacter le président du jury de la Queer Palm, John Cameron Mitchell, pour savoir pour quelles raisons il avait choisi d’attribuer la Queer Palm à L’Innocence. Il m’a dit qu’au-delà des enfants queer il pensait que c’était un film qui s’adressait plus largement à celles et ceux qui étaient mis à l’écart de la société, qui avaient du mal à s’intégrer, à s’adapter, qui se sentaient différents, quelles que soient leurs différences. Et que c’était un film qui pourrait leur donner du courage.
J’ai pensé à Elephant de Gus Van Sant devant L’Innocence, dans votre manière de rejouer les scènes selon des points de vue différents, et pour le travail sur la dilatation du temps avec, à l’horizon, une catastrophe. Ce film a-t-il été une source d’inspiration ?
Elephant est un film que j’aime beaucoup personnellement. Quand, en décembre 2018, j’ai lu une première ébauche du scénario, écrit par Yūji Sakamoto en souvenir d’un garçon qui était dans sa classe quand il était petit et à qui cette histoire est adressée, cette structure en trois parties existait déjà. Rashōmon a beaucoup été cité comme référence pour ce film. Or, effectivement, quand Yūji Sakamoto et moi parlions de nos influences, nous n’avons pas cité Rashōmon [d’Akira Kurosawa, sorti en 1952 en France, film dont la structure s’articule autour de la même histoire racontée selon trois points de vue différents, ndlr]. En revanche, Gus Van Sant et Elephant en particulier nous sont apparus comme des références communes.
Dans votre film Still Walking (2009), il y a cette scène entre deux personnages féminins durant laquelle l’une dit : « On a tous une musique qu’on écoute en cachette. » Quelle est la petite musique qui trotte en cachette dans votre tête ?
Je dirais que c’est Teresa Teng, une chanteuse qui faisait de la variété. Quand j’étais enfant, ma mère l’adorait et l’écoutait beaucoup, donc je pense que c’est lié à des souvenirs d’enfance. Dans Après la tempête [sorti en 2017, ndlr], une de ses chansons passe à la radio.
Pouvez-vous me parler de votre collaboration avec Ryūichi Sakamoto sur la musique de L’Innocence ?
J’avais envie de travailler avec Ryūichi Sakamoto depuis très longtemps [célèbre musicien et compositeur japonais, il a notamment composé les musiques de Furyo de Nagisa Ōshima et de Brian De Palma. Atteint d’un cancer, il est mort le 28 mars 2023, ndlr]. Il y a une dizaine d’années, je lui avais proposé un projet de film d’époque, qui est malheureusement tombé à l’eau. Ryūichi Sakamoto est quelqu’un d’important, à qui l’on ne peut pas proposer n’importe quoi, donc j’ai attendu le bon moment. Pour L’Innocence, quand on a trouvé la ville du tournage, ça m’a tout de suite évoqué le piano de Ryūichi Sakamoto. Ce lac noir, la nuit, avec ces petites lumières tout autour, m’évoquait un peu un trou noir. J’ai tout de suite dit à mon équipe que j’aimerais que ce soit lui qui compose. Sa maladie ne lui a pas permis d’accepter tout de suite, et puis il n’a pas pu créer l’intégralité de la bande originale. C’est malheureusement sa dernière composition, mais je suis très heureux d’avoir pu collaborer avec lui avant son décès.
L’Innocence de Hirokazu Kore-eda, Le Pacte (2 h 06), sortie le 27 décembre
Portrait © Laurent Champoussin
Photogrammes © Monster Film Committee