Il faut ouvrir d’épais rideaux noirs en velours pour pénétrer la salle d’expo, puis longer le couloir à notre droite. Au bout de ce très court tunnel, plusieurs écrans nous entourent. Ce sont eux, sans artifice supplémentaire, qui illuminent la pièce, plongée dans la plus totale obscurité. L’exposition en appelle tout de suite à l’instinct, qui seul dirige vraiment le visiteur, lâché au milieu d’images à la fois angoissantes ou bizarrement apaisantes, démonstratives ou cryptiques, qui se font écho ou sont au contraire isolées.
CAMERA OBSCURA
C’est un camion qui roule sur une route en pleine nuit – projetée sur le fourgon, des images d’une autre route, parcourue de jour cette fois par une caméra, créent un effet de superposition étrange. Ou bien un type transit, possédé, qui danse tout seul sans s’arrêter, probablement galvanisé par la foule qui l’encercle.
L’artiste, metteur en scène et réalisateur Clément Cogitore interviewé par Louis, 15 ans
Disposé à la gauche de ce deuxième écran, comme contrepoint parfait à ce flux ininterrompu, un autre écran montre des spectateurs serrés dans une fosse, qui regardent sans bouger un concert, en projetant sur la scène la lumière créée par les petits écrans de leurs smartphones. En sous-titre s’affiche ce poème : « Si maintenant l’archange, / le terrible, l’au-delà des étoiles / d’un seul pas de nous s’approchait, un seul battement de notre cœur / nous anéantirait. »
Derrière ces deux tableaux animés, un autre écran posé en biais montre des soldats casqués, armés, en lutte. Aucun panneau, aucune légende ne donne d’indication, ne serait-ce que géographique ou temporelle. Partout et nulle part à la fois, le spectateur est propulsé dans l’urgence d’une guerre sans nom, qui fait forcément écho à la tragédie ukrainienne. Des sons discordants émis par les différentes vidéos viennent parachever l’impression de brouillard qui nous enserre.
« Un archipel » de Clément Cogitore
D’un coup, tous les écrans s’endorment, le son est coupé. Un écran plus petit s’allume. Aux images numériques qui nous ont pris en étau dans cette divagation nocturne, des images tournées à la pellicule nous font parcourir une grotte (celle de Lascaux ?). Ce retour à l’origine procure une étonnante sensation d’accalmie, qui transcende parce qu’elle nous renvoie, au milieu de ce chaos qu’on peine à vraiment comprendre, à notre capacité de conservation, de protection d’œuvres, de témoignages datant de millénaires. Ce qui rejoint en un sens le pouvoir d’encapsulation du cinéma lui-même.
Clément Cogitore, entre ciel et terre
Pour qui ne connaîtrait pas les travaux de Cogitore, cette exposition à la fois conceptuelle mais accessible est toute indiquée. On y découvre les pures obsessions de l’artiste et cinéaste, ancien élève du Fresnoy, qui n’a de cesse d’explorer, avec sa caméra comme appareil à radiographier, ce qui peut être dissimulé derrière la réalité la plus sèche, abrasive, et d’en appeler aux mythes fondateurs, à l’archéologie, pour mieux comprendre la réalité présente. Une démarche singulière présente depuis son premier long Ni le ciel, ni la terre (2015). C’est aussi le cas de son très beau docu-fiction Braguino (2017), qui suit une famille vivant en autarcie dans une forêt sibérienne et tente de se protéger de la corruption qui sévit autour.
Et on parie que ce sera au cœur de La Goutte d’or – son prochain long, qui lui trotte en tête depuis plusieurs années déjà et qu’on espère découvrir cette année à Cannes –, sur un trentenaire habile et manipulateur tenant un cabinet de voyance dans le célèbre quartier du nord-est parisien. On se laissera volontiers marabouter.
: « Project Room » de Clément Cogitore, jusqu’au 29 mai au Cent-quatre