En 1975, Chantal Akerman, Delphine Seyrig et Marguerite Duras dézinguaient ensemble le patriarcat

[ARCHIVE] Chantal Akerman est sur tous les fronts de la rentrée cinéphile. Fin septembre, le Jeu de Paume organise l’expo « Travelling », un parcours entre ses œuvres (films, installations…) et les lieux où elle a vécu. Puis, à partir du 25 septembre, une grande rétrospective de Capricci permettra de (re)découvrir pas moins de seize films de la cinéaste – tous restaurés, dont certains sont rares. On a voulu pour l’occasion se (re)plonger dans une passionnante émission diffusée en 1975, où se croisent – attention, casting de rêve – Delphine Seyrig, Marguerite Duras, Liliane de Kermadec et, évidemment, Chantal Akerman. Toutes parlent de la misogynie ambiante dans le milieu du cinéma – et cet échange semble terriblement actuel.


En 1975, sur le plateau de l’émission « Un jour futur », alors diffusée sur Antenne 2, se tient une rencontre d’exception. Invitée, la prodige Chantal Akerman, 24 ans seulement, vient de signer son deuxième long métrage, Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (sacré en 2022 meilleur film de tous les temps par l’influente revue britannique Sight & Sound). Une chronique intime très singulière et audacieuse, inspirée par une observation fine des femmes au foyer qui, reléguées à l’espace domestique, ont un rapport au temps décalé.

A ses côtés, l’actrice et réalisatrice féministe Delphine Seyrig, fabuleuse interprète du rôle-titre (une femme au foyer, donc, qui par ailleurs se prostitue), qui réalisera en 1981 avec sa comparse Carole Roussopoulos le documentaire Sois belle et tais-toi !, dans lequel elles s’entretenaient avec vingt-trois actrices (Jane Fonda, Anne Wiazemsky, Shirley MacLaine, Maria Schneider ou Juliet Berto…). On retrouve aussi l’immense autrice Marguerite Duras, qui a adapté ses propres œuvres comme Détruire, dit-elle, ou India Song, dans lequel Seyrig joue Anne-Marie Stretter. Et enfin, Liliane de Kermadec, actrice et réalisatrice, venue parler d’Aloise, basé sur la vie de la peintre Aloïse Corbaz (interprétée par Seyrig et ) qui a vécu enfermée comme Camille Claudel.

Ce qui frappe, c’est la modernité des thèmes abordés dans cette archive. Vive comme ses yeux, parlant beaucoup avec ses mains, la clope à la bouche, Akerman doit répondre à cette épineuse question : existe-t-il un cinéma féminin ou un regard féminin ? À cette époque, la théoricienne Laura Mulvey a déjà conceptualisé le « male gaze » dans son ouvrage Visual Pleasure and Narrative Cinema paru la même année, signifiant que les femmes à l’écran sont des objets de désir pour le plaisir du spectateur masculin. Mais ce concept n’a pas connu la même réception en France – il aura fallu attendre les années 2020 pour qu’il ressurgisse.

UNE INDUSTRIE « DOMINÉE PAR LES HOMMES »

Une anecdote de tournage racontée par Akerman rappelle bien la misogynie qui peut régner sur un plateau. Elle évoque les aléas avec un certain technicien. « [Il] trouvait par exemple qu’un film tout en plans larges, ça va pas du tout, il disait bon, on va lui arranger ça. » Ironiquement, ses plans fixes et rigides font partie de ce qui a fait la renommée d’Akerman, qui a prouvé leur grand pouvoir expressif (des cinéastes comme Sofia Coppola ou Gus Van Sant s’en sont d’ailleurs grandement influencés).

Pleine de convictions, la jeune Akerman a choisi de composer une équipe presque exclusivement féminine – production, montage, cadrage, direction de la photo – car, explique-t-elle, « les filles ne trouvent pas de travail », « personne ne veut engager une fille à la caméra ou comme directrice de photo ». Seyrig et Duras confirment : « Les équipes sont masculines » (dixit Seyrig) ; « l’industrie du cinéma est dominée par les hommes » (dixit Duras).

Si Akerman ne se revendique pas militante, cette réalisatrice de la modernité a contribué à la conception d’un cinéma féministe. La sororité qui règne entre les artistes confère à cette archive un fort rayonnement. Elles étaient là, en première ligne, et leurs voix continuent de résonner, brûlantes et puissantes.