Tout commence dans des embouteillages. L’attente, les klaxons… Et, soudain, les cris et les bris de verre. À quelques mètres d’Émile et son père, François, interprétés par Romain Duris et Paul Kircher, une ambulance laisse échapper une drôle de créature, mi-homme mi-rapace, qui s’enfuit lourdement. Nous sommes au début du Règne Animal, deuxième film de Thomas Cailley après le très remarqué Les Combattants. Et nous voilà déjà plongés dans l’ambiance fantastico-curieuse de ce long-métrage très réussi, dans lequel des êtres humains mutent lentement mais sûrement en bêtes sauvages. Il y a là une réflexion sur l’altérité dans un monde où certains individus ne sont plus considérés comme autre chose que des bêtes. Mais il y a là, aussi, un petit tour de force pour un film français de genre : rendre ces créatures hybrides suffisamment crédibles, effrayantes et attachantes.
Dès le départ, lorsqu’il repère le scénario de Pauline Munier et commence à le retravailler avec elle, Thomas Cailley a en tête l’idée d’une mutation « lente et réaliste ». « Dans les derniers mois de l’écriture, j’ai travaillé avec Frederik Peeters, un auteur de bande-dessiné suisse », nous raconte-t-il. Ensemble, ils développent tout un bestiaire. Frederik Peeters est un habitué de l’exercice, lui qui a déjà imaginé les aventures d’un mutant fluo dans la BD Saccage et des mondes de science-fiction foisonnants dans Lupus, Koma ou Âama. Sous son feutre naissent des hommes-oiseaux et des femmes-reptiles.
« Le Règne animal » de Thomas Cailley, belles bêtes
PREMIÈRES MUTATIONS
Par la suite, des character designers (soit des personnes qui imaginent et conçoivent des personnages à partir des attentes d’un studio ou d’un réalisateur) reprennent les dessins de Frederik Peeters et « travaillent la précision de l’anatomie, avec une approche plus réaliste », explique Thomas Cailley. Mais le casting du film a aussi impulsé des changements chez les mutants. « On rencontre des acteurs qui ont des corps particuliers. » Fix, le fameux homme-oiseau qui s’enfuit dans la scène d’ouverture, est au départ un héron cendré. « Mais quand je tombe sur le comédien Tom Mercier, je vois que ce n’est pas un héron cendré, s’amuse le réalisateur. Il a un truc de rapace évident, on est donc allés vers ça. » De même, un homme-calamar est finalement devenu une femme-poulpe après le casting d’une danseuse capable « d’abolir tous les angles de son corps ».
Jamais il n’a été question de ne miser que sur les effets numériques (VFX) pour réaliser ces mutants. « J’avais l’impression que même dans les productions américaines à 200 millions de dollars, ça finissait par se voir », justifie Thomas Cailley. Les monstres sont donc nés de techniques hybrides (décidément) entre maquillage, prothèses, effets plateau (les cascades) et VFX. « C’est ce qui permet de garder une vraie caractérisation de chaque personnage, abonde Cyrille Bonjean, des studios MPC, superviseur VFX sur le tournage. Surtout que Le Règne animal est avant tout l’histoire d’amour entre un père et son fils. Avoir de vrais comédiens sur le plateau, avec des interactions réelles, c’est super important. » Coup double : cela coûte aussi moins cher, quand des bestioles entièrement numériques auraient fait exploser le budget du film.
Thomas Cailley, plan de bataille
CREATIONS HYBRIDES
Reste ensuite à mettre toute cette mécanique de précision en mouvement. À anticiper chaque scène, chaque angle de caméra pour ne pas prendre des options impossibles à travailler en post-production. Les designs et les storyboards s’empilent et passent de main en main. Il faut en parallèle élaborer les costumes et les prothèses, qui doivent laisser leur liberté de mouvement aux comédiens.
Pendant six mois, ces derniers suivent une préparation intensive. Tom Mercier, qui se transforme donc en homme-rapace, ou Paul Kircher, qui travaillent leurs mouvements mais aussi leur voix pour capter une certaine animalité. Sur le tournage, le premier passe entre 6 et 7 heures au maquillage chaque jour, le second entre 2 et 3 heures. Une contrainte qui devient « cathartique », se souvient Thomas Cailley. « À la racine du plaisir du jeu, il y a cette envie de se transformer, d’inventer sa propre créature. Je pensais que certains comédiens allaient être refroidis par toutes ces préparations, ces heures de maquillage, mais ils étaient au contraire ultra excités de toucher à ces moments. »
Pendant le tournage, qui s’est la plupart du temps déroulé en décors naturels, l’équipe normale est parfois multipliée par cinq lorsqu’il faut gérer une scène d’action et la multitudes d’effets spéciaux. « On se retrouvait à 200 derrière la caméra », lâche Thomas Cailley, qui garde le souvenir d’une « grande aventure collective hyper joyeuse » avec « tous les spécialistes français des effets spéciaux ».
Pour Cyrille Bonjean, le travail ne fait alors que commencer. Les comédiens qui jouent des mutants sont scannés pour obtenir une doublure numérique. « En fonction des plans, Fix, l’homme-oiseau, qui n’a que du maquillage et des prothèses, peut être complètement en images numériques s’il faut le filmer en vol ou en action, ou être un mélange des deux. » Mélange entre images numériques et réelles qui demande beaucoup de doigté : il faut superposer la doublure numérique au corps de l’acteur pour ensuite remplacer certaines parties – ajouter des ailes ou enlever un pied par exemple. « Il a fallu faire des raccords de peau, de muscles », mais aussi reproduire la texture et le mouvement parfait des plumes sur des ailes qui se déploient. De quoi donner des sueurs froides à Cyrille Bonjean et aux 180 personnes qui ont travaillé dessus chez MPC.
Quelques suées, donc, mais aussi beaucoup de satisfaction. Car un film français avec une telle ambition est rare. «On reçoit plusieurs scénarios fantastiques comme ça mais ils ne se font presque jamais», regrette Cyrille Bonjean. Thomas Cailley, lui, garde le souvenir de six semaines de tournage nocturne particulièrement éprouvantes, notamment pour une scène dantesque dans un champ de maïs qui a englouti toute l’équipe jusqu’aux genoux. «La dernière séquence qu’on a tournée de nuit, c’était celle avec Pierre Bachelet en fond sonore. Derrière la caméra, on a fini en larmes après un moment d’une telle intensité.» On n’en dira pas plus pour ne pas gâcher le plaisir, mais il est bien possible qu’il nous soit arrivé la même chose devant le film. Comme quoi, il ne faut jamais sous-estimer Pierre Bachelet.