Chronique d’un amour (1950)
Ce film confidentiel pourrait aussi bien s’appeler Chronique d’un crime. Chez Antonioni, la passion et le meurtre sont deux facettes inextricables de l’être humain. Après plusieurs courts-métrages documentaires, le cinéaste italien réalise en 1950 ce premier film de fiction nébuleux, dont l’élégance froide préfigure toute la modernité de son cinéma. Enrico Fontana (Ferdinando Sarmi) y interprète un industriel milanais, qui décide d’engager un détective privé (Gino Rossi) pour enquêter sur le passé de sa femme Paola (captivante Lucia Bosé). Il apprend que la jeune femme a quitté la ville de Ferrare sept ans plus tôt, juste après la mort de la fiancée de Guido, l’homme qu’elle aimait. Alors que le détective est convaincu qu’il y a eu crime, Guido et Paolo renouent un lien…
Avec L’Avventura (1960), Chronique d’un amour marque une étape majeure dans la déconstruction des codes narratifs chez Antonioni. Sous sa facture classique de polar, le film s’emploie à dépouiller son intrigue, à dédramatiser ses situations, à vider l’histoire de ses artifices. Distante, la caméra s’autonomise, abandonne la trajectoire des personnages pour évoluer seule dans l’espace, comme désaxée.
Avec ses longs plans séquences panoramiques, le cinéaste jette aussi les bases de ce qu’il appelait lui-même le « néo-réalisme intérieur » – un cinéma ascétique, apte à manifester les mouvements invisibles de l’âme. En éludant les événements – très dialogué, le film relate plus qu’il ne montre les faits, donnant un aspect détaché à sa mise en scène – pour s’attacher aux temps faibles, aux interstices, Antonioni dessine en creux la dissolution d’un couple fusionnel, au sein duquel s’installe, comme un poison, le silence et l’incommunicabilité.
En vidéo, comment Michelangelo Antonioni filme l’ennui
Le Désert rouge (1964)
Presque quinze ans après Chronique d’un amour, Antonioni continue de décliner son obsession pour le gouffre sentimental. Cette fois-ci, plus question de noir et blanc : Le Désert rouge porte, dans ses grammes chromatiques criardes, toute la cruauté d’une idylle qui se désagrège, devenue le symptôme d’une crise existentielle. Giuliana (Monica Vitti) y incarne la femme d’un ingénieur, sujette à une profonde mélancolie (« ll y a quelque chose de terrible dans la réalité et je ne sais pas ce que c’est » dit-elle). Elle devient un temps la maîtresse de Corrado, ingénieur et ami de son mari, qui ne sera pas capable de réparer son inconsolable mal de vivre.
Pour matérialiser cette rupture avec l’extérieur, Antonioni et son chef opérateur Carlo Di Palma ont transformé la triste banlieue industrielle de Ravenne en surface mentale monochrome. Les taches de couleur jaune et rouge, qui font presque maladivement irruption sur le paysage urbain, semblent provenir de l’esprit torturé de l’héroïne, tandis que les centrales électriques, sorte de géants en béton, terrifiants de verticalité, formulent en silence sa solitude.
Ce monde incompréhensible que Giuliana traverse sans vraiment l’habiter (le merveilleux usage du flou dit cette absence à soi du personnage), c’est aussi celui d’une Italie en pleine reconstruction industrielle et explosion économique, défigurée par les fumées d’usines. Alors que son mari et son fils partagent une passion pour ces monstres métalliques, le personnage de Monica Vitti y est sans cesse désigné comme une intruse. Ses regards ouvrent sur des hors-champs incertains ou des faux-raccords, sa silhouette est absorbée dans la brume, par des effets stylistiques dissonants qui augurent la période américaine d’Antonioni (Profession : reporter, 1975).
Avec ce Désert rouge, le cinéaste fouille la névrose, l’exploite jusqu’à lui donner une plasticité visible et radicale, en faisant de l’univers invisible et caché d’un personnage une matière palpable, sensitive, purement cinématographique.
En vidéo, la géométrie parfaite des plans d’Antonioni
Chronique d’un amour et Le Désert rouge de Michelangelo Antonioni, au cinéma le 26 janvier 2022 en version restaurée 4K (Carlotta)
Image : Le Désert rouge (c) Carlotta Films