Avec The Fabelmans, qui sort cette semaine au cinéma, Steven Spielberg signe un passionnant film semi-autobiographique en racontant l’histoire du jeune Sammy Fabelman, apprenti cinéaste inspiré de la propre jeunesse de Spielberg. Dans cette chronique familiale et artistique de toute beauté, le réalisateur des « Dents de la mer » ressuscite l’atmosphère de plusieurs de ses films précédents et confirme qu’une dimension autobiographique habitait depuis longtemps sa filmographie. Rejouant à sa manière une grande partie de l’œuvre spielbergienne, « The Fabelmans » éclaire d’une lumière nouvelle le travail du cinéaste. Voici donc une sélection de cinq films de Steven Spielberg auxquels ce dernier long métrage (nommé 7 fois aux Oscars) nous a fortement fait penser.
« The Fabelmans » : la genèse éclatante d’une immense œuvre de cinéma
E.T., l’extra-terrestre (1982)
Si Steven Spielberg avait déjà associé science-fiction et récit d’une famille déchirée dans Rencontres du troisième type (sorti en 1977), c’est avec E.T., qui connaît en 1982 un succès mondial fulgurant, que le thème de la séparation parentale prend définitivement son envol. Le filmmet en scène Elliot, garçon de dix ans vivant avec son frère, sa sœur et sa mère seule (le père est parti vivre au Mexique avec une autre femme). La relation d’amitié qu’Elliot va nouer avec un extraterrestre de passage sur terre permettra de combler l’absence du père et de panser provisoirement les blessures familiales. Le thème est aussi présent dans The Fabelmans, où Spielberg dépeint ouvertement le divorce de ses propres parents intervenu à la fin de son adolescence.
En montrant que la fragilisation du foyer familial coïncide avec l’approfondissement de la vocation de cinéaste du jeune Sammy (joué par Gabriel LeBelle), The Fabelmans met des mots explicites sur ce qui était métaphorique dans E.T. Un autre lien entre les deux films est perceptible au début de The Fabelmans quand le petit Sammy est tellement impressionné par les images d’une collision de train dans Sous le plus grand chapiteau du monde (film de Cecil B. DeMille que l’enfant découvre au cinéma) qu’il fait ensuite continuellement rouler chez lui un train miniature dont il fera son premier film – Spielberg a lui aussi révélé que le tout premier film tourné durant son enfance traitait d’un accident de train. Dans E.T., un train miniature se mettait aussi à rouler dans la maison d’Elliot quand débarquaient des agents gouvernementaux déguisés en astronautes. Alors que le secret de l’existence d’E.T. était enfin percé à jour, l’activation de ce train ajoutait une part surnaturelle à la séquence, qui peut aujourd’hui se lire comme un clin d’œil autobiographique semé par Spielberg.
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Arrête-moi si tu peux (2002)
Vingt ans après la sortie d’E.T., Arrête-moi si tu peux raconte cette fois comment une traumatisante séparation parentale agit sur un jeune homme qui décide dans la foulée de partir voler de ses propres ailes. Frank Abagnale Jr. (Leonardo DiCaprio) découvre d’abord la liaison qu’entretient sa mère (Nathalie Baye) dans une séquence qui évoque une scène similaire de The Fabelmans. Quand le divorce des parents est annoncé plus tard, le père (Christopher Walken) tente en vain de rassurer Frank mais le montage montre déjà en parallèle le jeune homme s’enfuir dans les rues, le choc affectif le poussant à quitter immédiatement un foyer familial qui a perdu son statut de cocon protecteur. Le jeune homme va réagir en s’inventant de multiples identités et en devenant un faussaire d’exception. Au cours de cette longue fuite en avant, Frank se cherchera des pères de substitution (incarnés par Tom Hanks ou Martin Sheen), tandis que son vrai père fait déjà penser par son apparence sérieuse et froide au père de Sammy (joué par Paul Dano) dans The Fabelmans. Le vrai père de Steven Spielberg, Arnold, qui fut ingénieur électricien de profession, était-il représenté de façon cryptique dans ce thriller de 2002 ?
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Il faut sauver le soldat Ryan (1998)
Durant son adolescence, Steven Spielberg a tourné deux courts métrages représentant la Deuxième Guerre mondiale : Escape to Nowhere et Fighter Squad. Un sujet que le cinéaste retrouvera plus tard avec la saga Indiana Jones et dans 1941, Empire du Soleil, La Liste de Schindler ou Il faut sauver le soldat Ryan, son sanglant film de guerre dédié au débarquement de Normandie de juin 1944. Un long métrage aux sidérantes batailles qui vaudra à Spielberg son deuxième Oscar de la réalisation après celui obtenu pour La Liste de Schindler. Dans The Fabelmans, le tournage de ces films de guerre de jeunesse est abordé quand le jeune Sammy dirige une séquence de bataille avec des camarades.
Les indications dramatiques qu’il donne à un jeune acteur font basculer l’aventure du côté de l’émotion : « Tes hommes ont été anéantis. Ces gars, c’était ta famille. Elle a été assassinée et c’est de ta faute. Tu aurais dû protéger tes hommes. Alors tu regardes et tu constates ce que tu as fait. » Quand le comédien amateur parcourt ensuite le champ de bataille jonché de faux cadavres, une authentique tristesse parcourt son visage et il continue à marcher tragiquement au loin après l’arrêt de la caméra. Manière de signifier que le jeune Sammy gagne enfin ses galons de réalisateur estimé avec ce film de guerre tourné dans la chaleur de l’Arizona. De même que Steven Spielberg accéda enfin à la reconnaissance académique dans les années 1990 en réalisant d’épiques drames historiques témoignant de l’atrocité de la Deuxième Guerre mondiale.
La Guerre des mondes (2005)
Dans The Fabelmans, une surprenante séquence fait écho à La Guerre des mondes, adaptation du roman d’H.G. Wells sortie en 2005. Après avoir appris de la bouche de son époux que la famille allait déménager du New Jersey jusqu’en Arizona, la mère de Sammy, Mitzi (épatante Michelle Williams), aperçoit une tornade devant la maison familiale et décide d’emmener Sammy et deux de ses sœurs en voiture pour observer le phénomène, laissant mari et bébé sur le perron. Dans cette séquence aux airs de film catastrophe, la mise en scène et la façon dont le vent fouette le visage de Mitzi évoquent le moment dans La Guerre des mondes où le père célibataire joué par Tom Cruise observait avec sa fille une tempête d’éclairs annonciatrice d’une attaque extraterrestre.
La conduite affolée de la mère de The Fabelmans pour traquer la tornade rappelle aussi la séquence où le père de La Guerre des Mondes fuyait en panique son quartier au volant de sa voiture avec ses deux enfants. Dans The Fabelmans, Mitzi s’arrête pourtant en chemin. La raison de son trouble est d’ordre sentimental puisqu’elle angoisse de savoir que l’ami de la famille Bennie (Seth Rogen) n’est pour l’instant pas concerné par ce départ vers l’Arizona. La peur du deuil et du changement a donc engendré une séquence digne d’un blockbuster d’action. Car chez Spielberg, le grand spectacle est toujours parfaitement compatible avec le drame intime et l’instabilité du foyer.
Minority Report (2002)
Dans une magnifique séquence de The Fabelmans, Sammy est en train de monter sur sa table de montage des images qu’il a filmées lors d’un week-end de camping en famille mais découvre au cœur de ces plans prétendument banals qu’une menace plane sur le couple formé par ses parents. Pris de stupéfaction, le jeune homme perçoit là le pouvoir secret niché au sein des images. Durant ces six minutes mélodramatiques, Mitzi joue parallèlement au piano le Concertoen ré mineurBWV 974II. Adagio de Jean-Sébastien Bach (la vraie mère de Steven Spielberg, Leah Adler, était effectivement pianiste). Si elle évoque des films de Brian de Palma comme Blow Out (lui-même inspiré du Blow Up de Michelangelo Antonioni), où une vérité dérangeante est dévoilée par un enregistrement, la séquence remet aussi en mémoire Minority Report, film de Spielberg adapté d’une nouvelle de Philip K. Dick où Tom Cruise joue le chef d’une unité chargée d’arrêter des individus avant qu’ils ne commettent des crimes.
Ce personnage a pour habitude de manier et triturer des images à travers un écran afin d’en extraire une vérité et d’apercevoir l’avenir – là aussi sur fond de musique classique, car une symphonie de Franz Schubert retentit durant ces séquences. Les images créaient un égal bouleversement quand elles dévoilaient une conclusion inattendue qui faisait peser sur l’enquêteur joué par Tom Cruise un sentiment de culpabilité. Comme Minority Report, The Fabelmans souligne combien la reconfiguration du réel par le montage peut déclencher interprétations, fantasmes et sensations en tous genres. Le réagencement de la réalité par le cinéma se trouve au centre de ce nouveau film qui affirme plus que jamais que l’œuvre de Steven Spielberg part de sentiments et de traumatismes personnels pour sublimer et conjurer la violence du monde.